CALVET Olivier

Année 1990/1991


MEMOIRE DE PHILOSOPHIE:

Pour une approche cognitive

des Etats Modifiés de Conscience.

Sommaire


Interprétations théoriques de l' Hypnose


 

Pour débuter notre deuxième partie nous allons tirer les interprétations théoriques de notre étude descriptive de l'hypnose. Pour ce faire, nous suivrons cette démarche:

- signes nécessaires et suffisants à l'E M C,

- modifications cognitives induisant ces signes,

- présentation des notions de psychologie cognitive employées,

- application de ces notions aux E M C.

- discussion.

Nous avons vu en première partie que les conditions d'apparition de l'état hypnotique étaient: une ambiance calme, la lecture à voix basse d'un texte spécifique induisant et dirigeant la transe, et la possibilité pour les sujets d'être suggestionnés. Les facteurs environnementaux concourent à mettre les sujets dans un état de déprivation sensorielle. Privation partielle seulement car l'attention - strictement auditive - des sujets est focalisée sur la voix de l'hypnotiseur.

Cette méthode d'induction verbale peut, nous l'avons vu, modifier le vécu subjectif de la conscience. Modifications qualitatives qui interviennent à l'occasion du suggestionnement. La suggestion est la condition de possibilité de la transe hypnotique. Ce Verbe qui fait être la transe pour l'un (l'hypnotiseur), et le Verbe qui, pour le sujet, matérialise et crée cet E M C. Car la suggestion n'est pas de nature impérative; il ne s'agit pas d'ordonner au sujet de s'endormir, mais plutôt d'amener le sujet à s'endormir - par exemple - en lui parlant de plus en plus doucement et en lui disant qu'il se sent fatigué et que cette impression ne fait que croître... Mais cette impression de fatigue n'est pas qu'une phrase énoncée par l'hypnotiseur, cela doit devenir mon impression de fatigue. Il faut que le sujet "se l'approprie". La suggestion ne peut être, en fin de compte, qu'auto-suggestion. Qui, en dehors de sa conscience peut modifier l'état cognitif et physique d'une personne ? Suggérer à quelqu'un une hallucination, c'est lui faire produire une hallucination; c'est donner à sa conscience l'occasion de produire une hallucination. Cette occasion est crée par la technique d'induction employée.

L'hypnose se caractérise donc par une auto-suggestion (dirigée par l'hypnotiseur) qui affecte tant les processus cognitifs "centraux", que le traitement des informations sensorielles, et la régulation de certaines activités vaso-motrices. Les altérations fonctionnelles de processus cognitifs, notamment dans le traitement des informations sensorielles (internes et externes) et dans la capacité à résonner, peuvent être expliquées par la combinaison de deux facteurs: la baisse du taux de vigilance induisant une focalisation de l'attention, et une capacité d'auto-suggestion.

Les conditions environnementales, et la nature de ce qui est suggéré font tomber rapidement dans un état de quasi-isolation sensorielle. Seule l'attention auditive est en éveil. La consigne étant de ne pas penser à ce que dit l'hypnotiseur, mais de l'écouter passivement. Or l'aspect monotone et répétitif de la voix est propice à la focalisation de l'attention. Remarquons ici que les mêmes effets peuvent être produits par une sur-stimulation sensorielle. Nombre de rituels associent musique et danse (tous deux assurant une fonction focalisatrice) pour faire entrer les sujets en transe. Ce bombardement sensoriel submerge la conscience car elle ne peut plus "ancrer sa représentation"; par contre le mécanisme de vigilance sera, lui, focalisé sur les stimulations qui sont les plus saillantes et/ou les plus répétitives: la musique et la danse. La fixation obsédante de l'attention sur un rythme empêche la conscience de rompre le magma discontinu de stimuli qui lui parviennent, et donc de se représenter ce qui lui arrive.

Cette activité focalisée du mécanisme de vigilance - de l'attention - donne la possibilité aux autres mécanismes cognitifs de fonctionner différemment. Nous nous baserons principalement sur deux caractéristiques essentielles de l'hypnose pour tirer nos interprétations théoriques: la possibilité d'induire des hallucinations (positives et/ou négatives), et celle d'analgésier.

Pour ce faire, resituons le cadre théorique que nous nous sommes fixés. C'est celui des sciences cognitives, et plus précisément celui de la psychologie cognitive. Ce choix nous donne à voir le fonctionnement et l'organisation global de la pensée sous un angle nouveau. L'éclairage cognitiviste (récent dans l'histoire des "disciplines de l'esprit") nous invite à concevoir la pensée humaine comme un ensemble de processus fonctionnant simultanément et indépendamment. Le nom, le nombre, l'interactivité (ou non) de ces processus varient selon les auteurs (!). L'important de notre point de vue, est de saisir la pensée comme résultant du fonctionnement d'un système, d'une architecture. Or, pour traiter simultanément plusieurs sources d'informations, d'origines et d'importances très variées, il faut pouvoir gérer, réguler, contrôler cette activité. J.F.Richard définit ce contrôle comme:" constitué par les activités qui, une fois la tâche fixée, concourent à sa réalisation sans apparaître directement dans cette réalisation: elles sont, d'une part antérieures et, d'autre part postérieures à l'exécution. Les premières constituent la programmation des actions, laquelle fait appel à des plans élaborés spécifiquement pour la tâche ou à des procédures générales. Les secondes sont les activités de surveillance de l'exécution, de diagnostic et de récupération d'incidents, d'évaluations des résultats de l'action." (in Les activités mentales, 1990).

Cette activité est essentielle au bon déroulement de notre "vie cognitive"; i.e la structure de contrôle optimise le fonctionnement cognitif, en évitant toute redondance inutile, tout antagonisme entre différents processus de traitement. Ce mécanisme (que nous nommerons Superviseur: S) effectue un travail d'orientation de l'activité cognitive. Lorsque ce Superviseur tente d'arriver à un but il exerce une "influence conceptuelle sur le déroulement du traitement de l'information" (Lindsay et Norman, Traitement de l'information et comportement humain, Montréal, 1980). Cette "influence conceptuelle" oriente le traitement de manière formelle. Ces deux auteurs la nomment: contrôle dirigé par concept (CDC). Mais pendant le traitement peuvent surgir de nouvelles données, susceptibles de modifier, d'invalider, de confirmer, d'infirmer...les activités en cours: "L'arrivée de données peut entraîner une interruption momentanée de l'activité courante, pour permettre leur identification. Ensuite le déroulement du traitement reprend là où il avait été laissé au moment de l'interruption. D'autre part, l'interruption pourrait introduire des faits nouveaux dans le traitement pour que le contrôle change sa direction en faveur d'une autre, dictée par les données. Le traitement-dirigé-par-données [CDD] ne prévaut que dans cette dernière situation". (op.cit., nos italiques). S a donc deux moyens de contrôles: l'un régissant l'activité de traitement sur l'information (CDC), l'autre prenant en compte les input/output (CDD). La question de savoir quelle est la nature réelle de S (module unique de niveau n+1, ou structure interne à chaque module de traitement) est pour nous indécidable: des contre-arguments existent pour les deux options. En effet, si S est un méta-module de traitement, comment (et d') sont fixées ses règles de fonctionnement ? D'autre part si S est une partie régulatrice de chaque module, comment leurs fonctionnements sont-ils coordonnés ? Sans présupposer de l'unicité ou de la multiplicité de ce mécanisme , nous utiliserons le terme "S" par commodité. Ce mécanisme est nécessaire, quoi qu'il en soit.

Lors d'une séance hypnotique, le CDD est focalisé sur la voix de l'hypnotiseur; et c'est le but de la technique hypnotique que de neutraliser cette structure de contrôle. L'esprit du sujet devant être détendu - libre de toute tâche -, il n'y a pas de CDC. La baisse du seuil de vigilance induite par la pauvreté de la stimulation sensorielle, et la monotonie du ton employé par l'hypnotiseur, baissent le "seuil d'excitabilité" du CDD, et ainsi mettent en suspens le Superviseur.

La possibilité de la transe hypnotique (le Verbe de l'hypnotiseur), comme celle tous les E M C, est basée sur cette occupation anormale de S. Cette activité peut-être due à un appauvrissement de la stimulation, mais aussi à une sur-stimulation qui "submergerait" le CDD. Ce bombardement trop abondant d'inputs sensoriels créant une surcharge cognitive pour le CDD.

Présentons maintenant le second soubassement de la transe hypnotique, qui correspond au Verbe du sujet. La capacité auto-suggestive de la conscience peut être vue, dans la perspective que nous avons adoptée, comme une délégation du CDC à l'hypnotiseur. Ce faisant le sujet reçoit des tâches à accomplir comme s'il s'assignait lui-même ces tâches; seules les informations suggérées sont pertinentes, et le contrôle dirigé par concept n'est activé que par la suggestion. L'affirmation de J.C.Lilly "tout ce que je crois vrai est vrai, ou devient vrai" à propos de l'I.S, est ici valable, à cette exception près, que c'est la volonté de l'hypnotiseur qui "fait être". La suggestion ne serait pas possible sans que le sujet reprenne à son compte (dans un CDC qu'il ne contrôle pas) le contenu suggéré.

De fait, si le cerveau/esprit se comporte comme un système de traitement de l'information, ses dysfonctionnements doivent pouvoir être interprétés dans et avec les composants de ce système. L'enrôlement de S dans une tâche monotone et répétitive, et un contrôle dirigé par donnée de l'extérieur, donnent à l'hypnose des possibilités de manipulations expérimentales uniques, légales et sans danger.

Ayant présenté plus avant notre cadre théorique, soumettons-le à "l'épreuve phénoménologique". De telles structures cognitives s'appliquent-elles réellement aux expériences de pensées présentées dans notre partie descriptive ? L'étude des possibilités hallucinatoires et analgésiques de la transe hypnotique nous permettra de répondre (en partie) à cette question. Suivons tout d'abord Lindsay et Norman: "Quand le contrôle volontaire et conscient du fonctionnement mental est suspendu, la pensée entre dans des états de conscience nouveaux." Dans ces états de conscience, l'hallucination tient une place prépondérante.

L'orientation de l'activité de S entraîne une orientation de l'activité consciente. Or S ne contrôle plus le fonctionnement cognitif. L'état de conscience du sujet va donc dépendre du "degré de bon fonctionnement" de ses mécanismes mentaux. Dans cette optique, la création d'une hallucination, est à interpréter comme un dysfonctionnement des mécanismes de traitement de l'information perceptible et mnésique. En effet, toute perception, pour être reconnue comme perception, doit "subir" une interprétation, une catégorisation. Cette interprétation est issue de la mémoire à long terme. Une représentation perceptive est donc (à notre niveau de description) composée d'un percept et d'une masse d'informations qui la rendent "pensable". Dans le cas de l'hallucination, notre S T I ne dispose d'aucun percept pour "asseoir" sa création. Même si le sujet est dans un état de stimulation sensoriel normal (cela peut être suggéré !) il ne procédera pas par modification/déformation du matériel perceptif existant. En raison de l'existence des phénomènes hallucinatoires induits par l'isolation sensorielle - très semblables à ceux produits par l'hypnotiseur -, nous postulerons l'unicité de leurs mécanismes de production. Nous respecterons ainsi le "principe d'économie" qui invite à préférer une théorie qui comporte moins de "mécanismes explicatifs" qu'une autre, tout en expliquant au moins aussi bien les mêmes phénomènes.

Lindsay et Norman donnent de l'hallucination une interprétation fonctionnelle intéressante: " Le système mnémonique enregistre l'expérience actuelle et fournit en même temps l'information nécessaire à son interprétation. Il ne faudrait pas une grosse erreur de la part du superviseur pour confondre l'information venant de la mémoire avec celle devant y entrer." (op.cit., nos italiques). L'hallucination ne serait que le produit d'une confusion entre le contenu représentatif suggéré - issu de la mémoire - et le contenu représentatif sensoriel afférent. Le fait de suggérer quelque chose, crée dans l'esprit du sujet la représentation (imaginative donc d'origine mnésique) de cette chose. Lorsque des informations provenant de récupération en mémoire sont interprétées comme provenant du système sensoriel, l'expérience vécue correspond à une hallucination.

Dans la transe hypnotique, la fonction de S est déléguée à l'hypnotiseur, c'est la "suggestibilité". Le contrôle des activités cognitives n'est donc (de fait) plus assuré. Il semble que cette "latitude de mouvement" soit le fondement et la condition de possibilité de la suggestion, et de la transe hypnotique. Mais seule l'expérimentation permettra réellement d'en décider.

La seconde opportunité offerte par l'hypnose est celle d'analgésier les sujets. D'un point de vue strictement physiologique, ce phénomène est totalement inexplicable (et inexpliqué). Il s'agit de suggérer à un sujet qu'il ne ressent aucune douleur alors qu'il reçoit réellement des stimuli nociceptifs.

La distinction opérée par la physiologie moderne entre sensory pain et suffering pain nous sera utile pour en cerner le mécanisme. Il existerait en fait une "double dimension du phénomène douloureux: dimension informationnelle (sensory pain), et une dimension souffrancielle (suffering pain)" (L.Chertok, 1979). La première joue un rôle uniquement informationnel en transmettant la localisation et l'intensité du stimulus au système nerveux central; la seconde donne à l'information son caractère douloureux subjectif: la souffrance. C'est donc le suffering pain qui serait responsable de la sensation de douleur. Une telle conception, si elle est juste, nous ouvre des possibilités interprétatives très intéressantes: "Les distorsions produites sous hypnose n'ont jamais été expliquées de façon satisfaisante sur une base neurophysiologique. C'est là un phénomène qui paraît inexplicable selon les données actuelles de la neurophysiologie, laquelle raisonne exclusivement en termes quantitatifs - plus ou moins - d'excitation et d'inhibition, de "blocage", alors qu'on semble avoir affaire ici à un mécanisme certes quantitatif (diminution de l'intensité de la perception due à la modulation en retour), mais aussi et surtout à un mécanisme de transformation qualitatif de l'information." (L.Chertok, op.cit.). Ainsi la condition de possibilité de l'analgésie est l'existence d'un mécanisme de transformation qualitatif de l'information sensorielle. Nous venons de voir que l'information nociceptive en général, avait deux versants. L'un "objectif" transmis par les nerfs sensori-moteurs afférents. L'autre "subjectif" ajouté à l'information sensorielle. Si ce processus de transformation qualitative, dont parle L.Chertok, existe réellement, il nous faut le chercher "du côté" du suffering pain. Sachant que les fibres nerveuses afférentes sont spécialisées (certaines ne transmettent que des informations de nature nociceptive...), l'existence d'un mécanisme cognitif spécialisé dans la "coloration" des informations sensorielles est d'autant plus probable. Nous serons contrains de nous contenter de cette probabilité car les recherches en ce domaine sont encore insuffisantes.

Postulons donc, dans l'attente d'une confirmation/infirmation expérimentale, l'existence d'un tel mécanisme.

La transe hypnotique induit, nous l'avons vu, une perte du contrôle et de la régulation des activités cognitives au profit de l'hypnotiseur. La possibilité lui est donc offerte de manipuler, via le CDC, le fonctionnement d'un processus cognitif précis: celui qui module les sensations dolorigènes. Le fait de dire à un sujet en transe: "vous ne ressentirez aucune sensation douloureuse à la main droite" agit sur son CDC; la tache sera, dans ce cas, de supprimer (ou plus exactement de ne pas ajouter) toute sensation douloureuse à l'endroit suggéré. Ce "non ajout" correspond donc à l'inhibition du mécanisme de "coloration dolorigène"; cette inhibition peut être totale ou partielle. Notons aussi que le fonctionnement de ce mécanisme - s'il existe tel que nous l'avons décrit - est normalement automatique; i.e on ne choisit d'ordinaire pas d'avoir mal ou non, en prenant un coup douloureux: la coloration dolorigène est automatique. Mais il est possible de diminuer volontairement sa réceptivité à la douleur, avec de l'entraînement (sans l'utilisation des possibilités offertes par les E M C). Ce type d'entraînement a probablement pour base physiologique une baisse progressive du seuil d'excitabilité des capteurs sensoriels correspondants.

Dans cette perspective, l'analgésie se nourrit de l'inhibition d'un mécanisme cognitif de traitement sur l'information sensorielle. De nombreuses disciplines (le yoga et ses dérivés, certaines transes rituelles et chamaniques, l'usage de drogues...) utilisent ce "pouvoir". Mais c'est dans l'hypnose qu'il se manifeste avec le plus d'évidence, et que les paramètres à prendre en compte sont les moins nombreux.

Le fait de déléguer à l'hypnotiseur sa propre fonction de S crée, dans les circonstances adéquates, le mécanisme de suggestibilité. Suggestibilité productrice, entre autres, d'hallucinations et d'analgésies.

Nous venons donc de voir qu'il était possible d'interpréter les modifications induites par l'hypnose comme des modifications purement cognitives. Examinons, pour finir, les cas de transes hypnotiques spontanées: hypnose du conducteur et hypnose collective (laïque).

Les cas d'hypnose individuelle sont induits par une stimulation sensorielle propice à l'émergence d'un E M C. L'automobiliste qui "s'endort au volant" a concentré son attention sur la route, et ce faisant automatise peu à peu son activité CDD; la monotonie et la répétitivité des inputs sensoriels est telle (arbres alignés au bord de la route, peintures de signalisation au sol...) que le CDD se désactive au fur et à mesure que les kilomètres passent. Son CDC est sûrement, quant à lui, du type "aller tout droit". Or, nous l'avons vu, le CDD est chargé de rendre compte des conditions environnementales au CDC pour lui permettre d'intégrer d'éventuelles modifications, et le cas échéant, de réorienter son activité. Si le contrôle-dirigé-par-concept n'est pas informé de l'évolution des paramètres extérieurs (virages, feux rouges...) il continuera de régir l'activité cognitive comme si aucun changement environnemental n'était intervenu. Il est possible d'expliquer cette baisse de l'activité CDD par la théorie dite de la "mise en résonance". Certains pensent, en effet, que la transe du conducteur est due à une mise en phase accidentelle du rythme perceptif avec l'espacement périodique des arbres le long des routes. Cette mise en résonance pourrait être la cause physiologigue de la désactivation du CDD.

En outre, d'autres interprétations ont été faites sur les phénomènes d'hypnose collective. Ils seraient à mettre au compte d'un mimétisme. Entendons ici par mimétisme un ajustement du comportement, ou des croyances, sur celui (ou celles) d'autrui. Mimétisme qui est, on le sait, la base de notre apprentissage socioculturel. Il s'agirait de voir les phénomènes de transe collective - "à l'occidentale" - comme émanant d'un mimétisme aveugle: voyant autrui agir de telle manière, on s'accorderait le droit d'en faire autant. Ceci entraînerait que toute concentration humaine importante induit un mimétisme. Nous parlons, ici d'un "mimétisme" d'un ordre bien particulier: comportements à tendance souvent violente et parfois meurtrière. Il ne s'agit donc pas d'un ajustement à des comportements "neutres". Si un tel ajustement est possible, cela ne résoud pas le problème des premiers à agir de manière déviante: pour ajuster son comportement il faut avoir un "modèle" d'action. Il se peut que ces "déclancheurs" soient très sensibles aux phénomènes de foules, et qu'ils aient un penchant naturel vers la violence. Cette transe collective (issue de l'environnement) désinhibant leurs comportements, libèrerait ainsi leurs pulsions destructrices. Les autres personnes seraient donc victimes d'un mimètisme où leurs activités CDC s'ajusteraient au comportement de "ceux qui sont les plus actifs".

Nous venons donc de voir que la condition de possibilité de la transe hypnotique est la mise en veille de l'activité de contrôle sur le traitement de l'information (intériosceptive comme extériosceptive), et que son contenu vient de la délégation de la fonction CDC au profit de l'hypnotiseur qui suggestionne le sujet.




Interprétations théoriques de l' Isolation Sensorielle




 

Après avoir tiré nos interprétations théoriques de l'hypnose, effectuons celles de l'isolation sensorielle. Comme nous l'avons vu dans le descriptif, l'I.S a pour but de priver la conscience de toute sensation physique pour la faire entrer dans un mode de fonctionnement différent. Ce mode de fonctionnement différent produit un vécu de type hallucinatoire. Il ne peut s'agir en aucun cas d'hallucinations à proprement parler car il n'y a pas de matériel perceptif "de base" d'où émaneraient des perceptions erronées. Si l'on suit la définition d'H.Hey "L'hallucination est une "fausse perception" au sens fort du terme, i.e à la condition de souligner la structure formelle de cette falsification...Il entre dans la définition de l'hallucination de viser non pas le "perceptum" mais l'acte même de percevoir." (Traité des hallucinations, 1973; nos italiques), l'I.S n'induit pas d'hallucinations. En effet, dans l'I.S l'acte de percevoir est inexistant puisque tel est le but du dispositif et que toute perception (température de l'eau, bruit...) nuit à l'expérience. De fait il nous faudra parler de pseudo-hallucinations au sujet de l'I.S. Cet E M C active donc des mécanismes de simulation perceptive, alors que l'hypnose (par exemple) active des mécanismes d'altérations du contenu perceptif existant.

Dans le chapitre précédent, nous avons présenté les notions de focalisation de l'attention, de contrôle de l'activité cognitive (divisé en contrôle-dirigé-par-concept et en contrôle-dirigé-par-donnée). Introduisons maintenant celle de schéma (aussi appelée: script). Un schéma représente une suite organisée d'actions, d'évènements nécessaires et suffisants pour l'accomplissement d'un acte quelconque: "Un schéma porte en lui tout son sens en lui même: il se suffit. Cela tient à ce que le schéma définit non pas des propriétés intrinsèques des objets, mais des contextes dans lesquels se rencontrent les objets et les actions, des contextes qui sont assez fréquents pour être stabilisés dans la mémoire." (J.F.Richard, Les activités mentales, 1990). En suivant Richard on peut en dégager quatre caractéristiques principales. D'une part, les schémas sont des objets complexes: "Ils sont construits avec des objets élémentaires, à savoir des concepts, des actions et des relations ou encore des schémas plus généraux." (op.cit). Le schéma "aller manger au restaurant" comporte des schémas plus généraux: "se diriger vers l'endroit où est le restaurant", "entrer dans" le restaurant", "demander la carte", "commander à manger"...D'autre part, les schémas sont des structures abstraites, et s'appliquent à des situations concrètes diverses: "ils contiennent un certain nombre de variables ou places libres qui sont destinées à être remplies par des éléments spécifiques de la situation" (op.cit.; nos italiques). Cette caractéristique est très importante car elle donne la possibilité d'adapter un schéma particulier dans toutes les circonstances jugées pertinentes. C'est l'instanciation (particularisation) de variables qui permet cela. De plus, les schémas expriment des connaissances déclaratives: connaissances qui ne sont pas liées à une utilisation particulière, mais peuvent servir à comprendre, réaliser, faire des inférences. L'activation d'un schéma permet, entre autre, de déduire des informations manquantes. Enfin, les schémas sont des blocs de connaissances "constitués en unités qui sont d'une part insécables et récupérées en mémoire comme telles, et d'autre part autonomes par rapport aux autres connaissances." (op.cit.; nos italiques).

Ainsi définie, cette notion va nous servir de fil conducteur pour interpréter tous les E M C; la seule exception étant l'hypnose, et la raison en est évidente: c'est l'hypnotiseur qui, par la suggestion, remplace le schéma.

L'isolation sensorielle, par son dispositif, inhibe le contrôle-dirigé-par-donnée (CDD). De ce fait aucune information externe ne peut venir "perturber", modifier l'activité éventuelle du contrôle-dirigé-par-concept (CDC). Activité qui, à l'entrée dans le caisson, est du type: "se détendre, ne pas fixer son attention sur le monde extérieur au caisson...". Remarquons que ces consignes peuvent différer d'un individu à l'autre, et d'une immersion à l'autre. Ces variations viennent du fait que tous le monde n'entre pas dans un CIS avec les mêmes objectifs, et qu'une même personne évolue au fur et à mesure que son expérience de l'I.S croît.

Il est de fait possible d'associer le fonctionnement du CDC à l'activation d'un (ou plusieurs) schéma. Le schéma "aller s'immerger dans le caisson" étant le plus général. Cette étape franchie le sujet doit diriger son activité cognitive, pour que l'immersion lui apporte ce pour quoi il est venu. Là diffèrent grandement les schémas activés par les sujets. Imaginons qu'un sujet soit entré dans le CIS pour se relaxer et se "destresser", il activera un schéma du type: "détendre au maxima ses muscles, et ne pas fixer sa pensée sur un objet précis". Ceci étant le "degré zéro" de l'activité cognitive en isolation sensorielle. La première expérience de Lilly que nous avons relatée (visualisations successives du visage de ses ancêtres) requiert la mise en route d'un schéma plus complexe. Cet exemple nous permettra de mieux cerner le fonctionnement de cette notion. Immergé dans le caisson, Lilly "visualise" des visages qui lui sont pour une part inconnus. Cela nécessite la création de ces visages. Ici se montre la fonction opératoire du schéma; une fois la tâche générale et abstraite fixée (visualiser des visages), les "sous-schémas" qui le composent sont activés. Ces "sous-schémas" sont entre autre: "récupérer en mémoire le visage du père , puis celui du grand-père...".l'instanciation s'opère. La variable "des visage" devient "ces visages que je produis". Les visages connus sont récupérés en mémoire et "pro-jetés" à la conscience. Les visages inconnus sont crées par l'instanciation des variables successives avec des visages issus de l'imagination. Or il y a une contrainte importante à respecter pour que la tâche soit accomplie avec succès: créer des visages "qui ont un air de famille"; il serait absurde, dans ce contexte, que le visage A.Einstein apparaisse. Notons que cette contrainte n'est pas activée volontairement, mais dépend plutôt du type de schéma mis en oeuvre: visualiser les visages de ses ancêtres. S'il avait actionné le schéma "visualiser des visages", aucune contrainte de ce genre ne serait intervenue.

Le schéma constitue la trame, la structure de la transe; mais son contenu vient de la possibilité pseudo-hallucinatoire créée par l'état d'isolation sensorielle. Nous avons vu plus haut que le mécanisme de l'hallucination pouvait être compris comme une confusion entre des données récupérées en mémoire et des inputs sensoriels. Le cas de l'I.S est sensiblement différent puisque il n'y a pas d'inputs sensoriels. La confusion étant une falsification du processus de "présentation des données à la conscience", alors que dans l'hallucination c'est "l'acte même de percevoir" (H.Hey, op.cit) qui est altéré. Une fois défini le schéma et instancié ses variables, il ne reste plus à la conscience qu'à projeter ce qu'elle a produit.

La seconde expérience de J.C.Lilly que nous avons décrite dans notre descriptif était de nature mystique. L'auteur y "voyait" des "points de conscience source de radiance...". Ce vécu est intervenu alors que Lilly tentait de produire "des systèmes de croyances plus ouverts, plus performants, mieux conformes à notre volonté d'accroître notre champ de conscience" (Lilly in P.Gerome, 1985). La stratégie (le schéma) employée est claire; pour susciter ces visions Lilly s'est donné comme consigne "transcender mon système de croyance". Or ce schéma est, en apparence, vide de tout contenu, de toute orientation. Reportons-nous à Lilly: "On reçoit de l'aide pour transcender nos propres croyances limitées. Cette croyance est d'une grande aide pour la transcendance" (op.cit.). Ainsi la croyance en une aide (celle du CIS ?) permet à l'auteur de dépasser son propre système de croyances. Quelle que soit la nature de cette aide (imaginaire ou réelle), l'important de notre point de vue est l'opérationnalité de cette croyance. Le schéma mis en place donne la possibilité de produire un système de croyance qui dépasse le précédent. La nature de la vision de Lilly dépend, à n'en pas douter, de ses connaissances préalables (entre autres de l'existence des états mystiques et de leurs caractéristiques), et de ses aspirations intérieures et secrètes. Telle autre personne se serait vue en pareilles circonstances et avec le même schéma, en train de découvrir des parties inconnues de l'univers, en communication avec son Dieu, ou en train de jouer (et de gagner !) la finale de la coupe du monde de football. Il est clair que la variété des expériences possibles dans un CIS est quasi-infinie; ce qui ôte a priori toute possibilité de prédire un quelconque vécu. La seule chose qui soit prévisible à coup sûr c'est la nature quasi-hallucinatoire du vécu représentatif des sujets.

Nous venons donc de voir que l'isolation sensorielle produisait l'occasion pour la conscience de créer des objets, des systèmes de croyances irréels et/ou pseudo-hallucinatoires. Cette production est due à l'inhibition du CDD et à l'activation d'un schéma; ce schéma est soit dirigé volontairement, soit issu des aspirations secrètes (non conscientes à ce moment là) du sujet. Cette disjonction étant inclusive, il est possible de faire se succéder les représentations dirigées et les représentations "libres". La liberté de ces dernières peut être discutée dans la mesure où elles sont guidées par des désirs (et parfois des phobies) dont le sujet n'a pas conscience à ce moment. Nous entendons par "schéma libre"

un schéma non volontairement et non consciemment activé.

Comme nous allons le voir l'isolation sensorielle produit le même type d'effet que l'usage de drogues.




Interprétations théoriques des E.M.C induits par des drogues




 

Nous allons maintenant étudier sur un plan théorique les E M C induits par l'usage de drogues dans un contexte profane. Etant donné le faible avancement des recherches et des connaissances en psychopharmacologie, nous serons forcés de postuler que les désordres d'ordre purement cognitif occasionnés par les drogues sont dus à une action exclusivement pharmacologique. Nous présupposerons que tous les dysfonctionnements cognitifs que nous décrirons sont neurophysiologiquement engendrés par les substances actives des drogues; et que ces principes opératoires sont bien connus de la médecine (ce qui est faux). Il est en effet impossible d'un point de vue biochimique de faire la genèse du fonctionnement d'un E M C psychédélique. Nous ne pourrons donc pas fournir d'explication sur la manière dont est produite telle altération, et en serons réduits à décrire fonctionnellement ces désordres.

La brièveté de ce chapitre s'expliquera par l'analogie fonctionnelle existant entre les E M C induits par l'I.S et ceux induits par ingestion de drogues.Celles ci produisent, nous l'avons vu, une altération des mécanismes de perception/interprétation du temps et de l'espace, et du vécu sensori-moteur. Le descriptif des drogues a montré que le vécu des sujets était modifié qualitativement de la même manière que celui des sujets en I.S. De même que J.C.Lilly disait à propos de l'I.S "Tout ce que l'on croit vrai est vrai, ou devient vrai.", on peut dire sur l'effet des drogues que "tout ce que la génétique mentale produit est vrai, ou devient vrai". Cette possibilité est offerte par l'agissement de la substance active sur l'organisme. Il est connu des pharmacologues que les drogues ont, respectivement, des principes actifs chimiques différents; et que ces principes actifs agissent sur des parties différentes du cerveau. Malgré ce paradoxe physiologique apparent, force est de constater la parenté du vécu subjectif de ces états. Cette parenté s'affiche non dans le contenu de ces vécus, mais dans leur structure. De ce fait, et c'est le présupposé théorique que nous ferons, les mêmes mécanismes opératoires doivent pouvoir être mis en jeu.

Si l'état d'isolation sensorielle provoque la désactivation de la structure de contrôle, nous postulerons qu'une quelconque substance chimique est à l'origine de cette même inhibition chez les drogués. Cette mise hors circuit pharmacologique du Superviseur, est nécessaire pour expliquer fonctionnellement ces E M C. Le dispositif biologique inducteur de cette transe étant inconnu, proposons en une description purement cognitive. S désactivé, l'occasion est donnée aux autres mécanismes cognitifs de fonctionner (ou dysfonctionner), sans aucun contrôle conscient. Le premier mécanisme cognitif affecté est le contrôle-dirigé-par-concept. La régulation et la modulation du travail cognitif n'est plus faite normalement. Le contrôle-dirigé-par-donnée est, pour sa part, toujours actif. L'interface avec le monde et avec l'organisme est opérant (sauf si le sujet est en I.S). Mais les inputs sont traités différemment de la normale. Le travail de définition puis de surveillance de la tâche cognitive n'est pas fait, ce qui donne l'occasion à certains mécanismes de "délirer". Que certains mécanismes soient altérés, et pas d'autres, relève (une fois de plus) de l'investigation psycho-pharmacologique. Mais la manière dont est gérée par le sujet l'altération de tel processus, est pertinente pour notre étude.

Nous prendrons comme exemple l'altération du vécu représentatif sensoriel, et tenterons de montrer que ses principes opératoires sont analogues à ceux de l'I.S. Si dans l'isolation sensorielle les hallucinations sont partielles (le sujet sait qu'il hallucine) il n'en va pas de même pour les drogues. Les transes psychédéliques produisent des vécus hallucinatoires d'où il est impossible de discriminer le réel du non réel. Pour citer une phrase célèbre nous pourrions dire que "ce ne sont pas les sens qui nous trompent c'est le jugement". En effet le pouvoir discriminatoire - S - étant suspendu, il lui est impossible de décider, de juger, de réorienter ce à quoi il a affaire; et, quoi qu'il arrive, il a toujours affaire à quelque chose. Dans le cas de l'I.S le sujet savait qu'il produisait volontairement son vécu, ou savait qu'il laissait aller son esprit au fantasme; la confusion n'est pas possible. Dans un "paradis artificiel" le sujet ne produit pas volontairement de contenu représentatif, il ne sait donc pas que celui qu'il se représente est altéré. La connaissance de cette possibilité hallucinatoire ne prémunit aucunement les sujet contre celle-ci. Ceci est caractéristique des phénomènes hallucinatoires que d'obliger la conscience à croire à des objets inexistants. Comme nous le voyions dans notre descriptif, les sujets ne produisent pas volontairement leurs contenus mentaux, mais ils les produisent tout de même. Cette émergence de contenus est à mettre en relation avec celle produite par l'I.S. Nous disions de l'I.S qu'elle pouvait provoquer la mise en place d'un "schéma issu des aspirations secrètes du sujet". Le cas n'est pas différent pour les transes psychédéliques. Une fois les possibilités biologique et cognitive crées, c'est le sujet qui "remplit" cette nouvelle structure. Les "conseils" qui sont prodigués aux novices, sont probablement les premiers schémas activés. Dire à un sujet inexpérimenté "attention, vous allez sûrement être euphorique, et vous risquez de voir l'environnement déformé", n'est-ce pas créer en lui ses premiers schémas relatifs au "délire". Ces connaissances préalables servent à donner au sujet des indications sur la nature de ce qu'il va ressentir. Une fois que les principaux types d'altérations sont connus, plusieurs genres de schémas sont créés. Ces genres de schémas différents peuvent avoir trait aux différents sens, à la poursuite de tel type d'idée...De plus, nombre d'aspirations, de pulsions, de phobies, de rêves, d'objectifs, de quêtes... non conscients sont mis à exécution de façon simulatoire. La série, le flux, le train d'images (si images il y a) peut être vu comme le résultat de la mise en route d'un schéma. Or la notion de schéma ne peut s'appliquer, à strictement parler, qu'à des connaissances ordonnées et conscientes (implicites ou explicites). Ce qui ne semble pas correspondre à la réalité du vécu des sujets; sujets qui assistent à leurs représentations sans les diriger. Il est possible de penser que des schémas sont réellement activés, mais que l'instanciation se fait "sur des objets non conscients" (désirs, phobies, objectifs...): le sujet oriente son attention sur tel aspect de son vécu, mais le contenu de ce vécu s'improvise au fur et à mesure.

Nous préfèrerons employer à ce propos, l'expression "d'objets non conscients", à celle "d'objets inconscients"; cela en raison des connotations cliniques et psychanalytiques du terme "inconscient". De plus ces "objets" ne sont pas forcément inconscients, mais peuvent être absents de la conscience à ce moment là. Nous n'excluons pas a priori une explication clinique de ce flux représentationnel, mais il n'en existe apparemment pas de réellement opératoire.

Nous avons donc vu que la transe psychédélique est cognitivement issue de la désactivation de la structure de contrôle; désactivation qui permet à d'autres mécanismes de fonctionner librement et de produire des représentations fortement "colorées" par les "objets non conscients".




Interprétations des E.M.C sacrés.

 

Ouvrons, pour terminer nos interprétations théoriques, le chapitre des transes rituelles. Ainsi que nous l'avons vu, ces transes ont des dispositifs inducteurs soit pharmacologiques, soit purement rituels. Comme pour les transes psychédéliques, nous présupposerons que les substances ingérées lors de certains rituels sont cause (condition biologique de possibilité) des troubles mentaux et comportementaux constatés; ces substances ne sont qu'une composante du dispositif inducteur, le reste étant constitué de la pratique rituelle; pratique enseignée lors de l'initiation. Notons que toutes les transes "traditionnelles" ont une initiation comme pré-requis (l'exemple de Castaneda le montre bien). De ce fait, nous traiterons les deux types de transes sans distinction quant à leur mode d'induction.
Comme nous l'avons vu, les transes rituelles sont fondées sur le partage d'un système de croyances. Ce "savoir commun" est enseigné lors de l'initiation. Elle peut être explicite; i.e l'initié transmet verbalement et explicitement son savoir au novice. C'est le cas le plus fréquent. Par contre, on pense dans certaines sociétés traditionnelles que le savoir du "maître de cérémonie" (celui des chamans sibériens, par exemple) lui a été révélé lors d'une transe initiatique originelle. Savoir sensé avoir été transmis par une entité transcendante aux hommes.

Sur un plan théorique, l'initiation a pour fonction de communiquer, de dupliquer un système de croyances. La nouvelle grille de lecture va provoquer, chez le sujet, la production de nouveaux schémas. Comme pour l'installation de n'importe quel autre schéma, l'installation d'un schéma de transe se fait lentement, avec de la pratique. Il est important de rappeler l'une des principales caractéristiques des schémas; ils définissent: "des contextes dans lesquels se rencontrent les objets et les actions, des contextes qui sont assez fréquents pour être stabilisés dans la mémoire." (J.F.Richard, op.cit; nos italiques). L'utilité fonctionnelle de l'initiation apparaît, ici, clairement: les schémas sont élaborés au fur et à mesure que progresse l'initiation; i.e au fur et à mesure que le sujet installe en mémoire ce qu'on lui apprend; l'apprentissage "stabilise en mémoire" les schémas produits. Mais ces schémas ne sont pas enseignés comme tels, il sont inférés par les sujets. On n'a pas appris la signification du schéma "aller au restaurant", mais on sait ce que signifie l'expression "aller au restaurant" car on connait la signification de ses composants: le verbe "aller" et le nom "restaurant"; le schéma a un sens beaucoup plus complexe que la somme des significations de ses composants lexicaux: la notion "équilibre" apparaît dans le schéma "faire du vélo", mais n'est incluse ni dans le concept "faire" ni dans le concept "vélo". Cette connaissance inférencielle a (probablement) pour prémisses le contenu de l'initiation, et pour règles de productions le type de cohérence interne de ce nouveau savoir.
L'initiation permet donc aux sujets du produire des schémas. Insistons sur leur aspect individuel. Chaque sujet produit ses propres schémas. On peut penser que moins il y a de différences culturelles, environnementales, person-nelles... entre deux sujets, moins il y en a entre leurs schémas. Il ne serait pas exact de dire qu'un schéma de transe n'a que des prémisses issues de l'initiation. Les facteurs socioculturels, affectifs... doivent être pris en compte dans leur genèse. La "génétique mentale" (idiosyncrasie) est ici aussi à l'oeuvre (quand ne l'est-elle pas ?). Cette ontogénèse vaut pour tous les schémas.
La production de schémas, qu'elle soit libre ou dirigée (I.S, méditation...), n'est en fin de compte que relativement libre ou relativement dirigée. Qu'un sujet en I.S produise tel schéma, ou qu'à la suite d'une initiation habilement menée, tel schéma soit produit, revient apparemment au même puisque notre "génétique mentale" (le background) est omniprésente dans notre vie mentale. Cette relative liberté dans la production de schémas doit être pondérée par la possibilité rétroactive de l'initiation, et du système interprétatif du groupe, chose qui est absente (ou combattue) dans un C I S. Puisque les schémas s'instancient avec des variables dans le vécu des sujets, et que ces sujets (novices) communiquent ce vécu à l'initiateur, il peut réorienter leur activité de transe. Ce sont les sujets qui produisent leurs schémas, mais ils doivent s'en tenir aux limites du système de croyance du groupe. Un schéma induisant un comportement, un vécu anormal, sera modifié rétroactivement. Ceci est juste uniquement si ce comportement est interprété comme "anormal" par le groupe. C'est le verdict interprétatif du groupe et/ou du maître de cérémonie, et/ou de l'initiateur qui officialise et accrédite une transe rituelle. Ceci est particulièrement évident, pour les transes de possessions. Le fait d'interpréter un état mental comme la conséquence d'une possession, le façonne et le structure; nous serons en accord avec Lapassade sur ce point: "Le possédé rituel va faire en sorte, dans sa transe, que son comportement manifeste la possession et permette d'identifier l'esprit du possesseur. Il va ainsi confirmer la croyance collective en la possession dans le même temps où il ajuste son comportement à cette croyance. Il contribue à produire le modèle de la possession en l'utilisant." (Lapassade, 1990). On voit ici comment s'opèrent les modifications rétroactives dans la production et la stabilisation des schémas. Il y a un ajustement de la croyance du sujet à la croyance commune sur les possessions. Cette nouvelle croyance engendre la création de schémas conformes au nouveau système.
De ce fait un sujet n'est que relativement libre dans la production de ses schémas, et sa "génétique mentale" n'a qu'une latitude d'intervention limitée; ceci est bien illustré par l'expérience de Castaneda: "..j'ai entendu dans mes oreilles comme une sonnerie, de plus en plus forte, pour atteindre le vacarme qu'aurait fait un énorme moulin à pierres... Ce bruit me faisait songer à un film de science-fiction où une gigantesque abeille bourdonnerait en s'échappant d'une zone contaminée par des radiations atomiques." (op.cit). Cette expérience est intéressante car elle montre l'intégration de composantes représentatives issues de l'initiation - l'animal - avec celles issues de la "génétique mentale" - les radiations atomiques -; Il est en effet clair que cette vision de radiations ne correspond nullement au "savoir commun" traditionnel des Indiens. L'objectif de don Juan étant, dit avec notre vocabulaire, de faire installer à Castaneda le plus possible de nouveaux schémas .
C'est cette utilisation opposée des schémas, qui différencie fondamentalement l'isolation sensorielle des transes rituelles. Dans l'I S il est possible d'orienter son activité CDC pour produire des schémas (dont les conséquences seront "déconditionnantes"), permettant soit laisser "emmerger sa génétique mentale", soit de transcender un système de croyance donné; par exemple, pour "se visualiser" en train de faire des voyages intergalactiques, une des croyances à dépasser est "E=Mc2", puisque cette formule limite la possibilité d'aller plus vite que la lumière. D'autre part, la seconde transe de J.C.Lilly que nous avons décrite (où il "voyait" des "points de conscience ..."), montre que de nouvelles croyances ont dû être produites par l'auteur, pour arriver à un tel degré de mysticisme. L'une d'elle devait être: "un objet n'a pas besoin de forme ni de matière pour être perçu". De ces nouvelles croyances sont inférés des schémas qui re-conditionnent le sujet, mais ce re-conditionnement est censé être d'un "niveau supérieur": possibilité de voyager plus vite que la lumière...
Les transes rituelles, par contre, utilisent la production de schémas de manière beaucoup plus orientée; comme nous l'avons vu, le CDC gère l'activité de traitement sur l'information, et le CDD est l'interface entre le Moi et le monde sensoriel. Dans les transes rituelles, les conditions environ-nementales, et la prédisposition épistémique des sujets, font que l'activité du CDD est rapidement perturbée. Tous les rituels ont des systèmes de codification rigoureux qui régissent les conditions environnementales. Leur justification fonctionnelle est de réunir, de créer un contexte propice à la transe. Ces contextes sont de deux types: il peut s'agir d'une surstimulation sensorielle induite par de la musique (toujours très rythmée, ou au contraire très monotone), des chants, des danses...; ceci entraîne un dérèglement de la fonction CDD; S ne peut plus "ancrer" ses représentations. Il peut aussi s'agir de l'automatisation de l'activité CDD par la répétitivité et la pauvreté des stimulations sensorielles. De ce fait S, la structure de contrôle, a une activité déviante. Le CDC fonctionne, mais en tenant compte différemment du monde extérieur.
A "l'instabilité" des informations venant du CDD, est substituée une orientation de l'activité CDC; orientation issue de l'utilisation de schémas de transe. Ces schémas sont installés en mémoire lors de l'initiation et/ou de l'éducation. Si le rituel requiert un maître de cérémonie, c'est lui qui prend en charge la direction de l'activité CDC, comme le fait un hypnotiseur. Nous présupposerons, de ce fait, que les mécanismes opératoires des transes rituelles qui ont une composante suggestive, sont les même que ceux qui régissent les transes purement hypnotiques. Ces transes sont thérapeutiques, et possessives. Leur condition de possibilité est le suggestionnement ritualisé des sujets.
Que la direction du CDC et de l'activité schématique soit dirigée de l'extérieur ou de l'intérieur, elle produit ou utilise des schémas de transes. C'est à cette condition que ces E M C sont possibles. La nature du vécu représentatif des sujets s'explique par l'instanciation de schémas de transes avec des variables sensorielles et mnésiques. Le "foisonnement hallucinatoire" qui est caractéristique des transes rituelles, peut donc s'expliquer par l'instanciation "ici, maintenant et pour moi", des structures schématiques codifiées, mises en place dans la mémoire, et rendues opératoires par l'inhibition de S. Les informations issues de l'imagination sont interprétées comme venant des sens. C'est là qu'est le mécanisme hallucinatoire.
Nous avons donc vu que les transes rituelles fonction-naient, d'un point de vue cognitif, comme les autres E M C présentés. Elles sont, elles aussi, fondées sur la mise en oeuvre d'un dispositif permettant d'inhiber le fonctionnement de S, et sur cette opportunité offerte au CDC de moduler le vécu représentatif. Seule l'origine (intériosceptive ou extériosceptive) de l'orientation de l'activité schématiqe diffère. Cela nous invite à tirer une importante conclusion sur l'essence de ces états modifiés: que le mode d'induction soit pharmacologique ou non les E M C présentent des types de dysfonctionnements semblables. Nous examinerons cet aspect des choses dans notre chapitre sur les perspectives éventuelles, résultant de cette étude.
Nous fermerons ce dernier chapitre interprétatif, par une citation ironique, mais qui n'est pas dépourvue de bon sens: "L'hypnose et le magnétisme, tels qu'ils sont pratiqués en Occident depuis Mesmer, ont été déspiritualisés. Le geste technique, certes, est là mais il est dépourvu de sa signification profonde. Un médecin-magicien sourirait devant nos explications rationnalistes." (C.Brelet-Rueff, op.cit.).

 

Etude descriptive

Limites et perspectives