Etude descriptive
Nous allons débuter notre étude phénoménologique des E M C par les changements d'états de conscience intervenant dans un contexte profane. Bien que chronologiquement postérieurs aux E M C à caractère sacré, ils présentent l'avantage d'être culturellement plus proches de nous, et peut-être mieux appréhendables immédiatement. Ceci n'est pas un aveu d'anthropomorphisme, mais, reflète une volonté de compréhension plus rapide de la part du lecteur. Il n'y a, dans l'occurence des E M C, aucune partition naturelle de type sacré/profane (i.e les interprétations sont sacrées ou profanes, pas les mécanismes inducteurs). Ce sont donc des motivations d'ordre méthodologique qui ont motivé un tel découpage.
Les états modifiés de conscience mis en jeu de manière laïque sont (dans l'ordre où nous les étudierons): l'hypnose (individuelle et collective), l'isolation sensorielle, l'usage "sauvage" de drogues. Comme nous allons le voir, ces quelques termes recouvrent en fait, une grande diversité d'altérations de la conscience, et donc une multitude de comportements différents.
Notre descriptif phénoménologique sera structuré comme suit:
- Objectif de l'E M C, et sa durée moyenne.
- Dispositif inducteur (technique et/ou substance)
- Manifestations extérieures (comportementales).
- Manifestations internes (vécu du sujet).
L'hypnose est probablement l'E M C qui est étudié depuis le plus longtemps; mais, paradoxalement, il est aussi celui sur lequel les théoriciens ont le plus "buté". Les premières études sur l'hypnose remontent à la fin du 18ème siècle avec Mesmer et Puységur. Mesmer dans les années 1770-1781, découvrit qu'il pouvait à volonté (ou presque) provoquer des crises convulsives chez certaines personnes, à l'aide de passes magnétiques, d'aimants et de paroles. Le "magnétisme animal" était né, et s'expliquait à l'époque, par la transmission d'un fluide magnétique. Cette technique avait été rendue très spectaculaire par ses auteurs, car elle nécessitait un habit d'apparat, et des ustensiles dotés de "pouvoirs"... Il faut noter que son côté spectaculaire et mystérieux, a (dès les premiers temps) beaucoup nui à l'hypnose; les possibilités d'influence à distance, et le décorum qu'on lui a ajouté, l'ont fait devenir rapidement un objet de croyances plutôt qu'un objet de savoir. C'est sûrement pour cela que les études sur l'hypnose n'ont réellement débuté qu'au 19ème avec Braid (1843), Liébeault (1866,1900), et surtout Bernheim (1907), Charcot (1889), et au début de ce siècle S.Freud. L'orientation des recherches pendant presque cent ans a été psychiatrique ou psychanalytique. De ce fait, l'hypnose est, la plus part du temps - exception faite de celle encore pratiquée dans les music-halls, et dans les laboratoires - utilisée dans un but thérapeutique.
Ainsi en 1958, l'hypnose est officiellement reconnue comme une pratique thérapeutique, et en 1961 on peut lire dans l'American Psychiatric Association: "L'hypnose est une méthode psychiatrique spécialisée... Dans la pratique psychiatrique elle fournit un adjuvant utilisable dans la recherche, le diagnostic, et le traitement. Elle peut rendre service dans d'autres secteurs de la pratique et de la recherche médicale." (in L.Chertok 1989). L'hypno-analyse, par exemple, vise à faire régresser dans le temps la conscience du sujet - par suggestion - pour lui permettre de résoudre ses conflits intérieurs. L'"hypnothérapie" est une pratique aujourd'hui très répandue, mais qui coexiste difficilement avec la psychanalyse "orthodoxe", à cause de la rupture opérée par S.Freud en 1891.
Une des définitions les plus complètes que l'on puisse trouver de l'hypnose, est celle de la British Medical Association: "Etat passager d'attention modifiée chez le sujet, état qui peut être produit par une autre personne et dans lequel divers phénomènes peuvent apparaître spontanément ou en réponse à des stimuli verbaux ou autres. Ces phénomènes comprennent un changement dans la conscience et la mémoire, une susceptibilité accrue à la suggestion, et l'apparition chez le sujet de réponses et d'idées qui ne lui sont pas familières dans son état d'esprit habituel. En outre, des phénomènes comme l'anesthésie, la paralysie, la rigidité musculaire et des modifications vaso-motrices peuvent être, dans l'état hypnotique, produits et supprimés". Nous pouvons déduire de cette définition que l'hypnose peut être spontanée ou délibérément induite.
La diversité même des phénomènes hypnotiques, qui perce dans cette définition, nous contraint à diviser l'étude de ces E M C en deux: d'une part, les hypnoses spontanées, d'autre part, les hypnoses provoquées; comme pour la partition sacré/profane, cette division n'est motivée que par un souci d'exposition.
"Nous ne pouvons parler de l'hypnose sans pouvoir distinguer entre l'hypnose de music-hall...l'hypnose meurtrière que nous associons à Hitler ou Khomeiny, l'hypnose abrutie qu'induit sans doute la télévision, l'hypnose sous protocole expérimental..." (I.Stengers: Les déceptions du pouvoir, in La suggestion.). La civilisation moderne engendre des conduites qui peuvent induire des états hypnotiques (individuels et collectifs) à l'insu de ceux qui en sont victimes. L'hypnose des autoroutes est sûrement la plus connue. Elle se rencontre lorsqu'on conduit seul - et/ou dans le silence - sur une route bordée régulièrement d'arbres; la fatigue (qui entraîne une baisse du seuil de vigilance) est un terrain favorisant l'apparition de cet E M C. Ceux qui en ont été victimes relatent qu'une impression de monotonie et de routine s'était emparée d'eux.
La durée de cet état varie en fonction du degré de transe dans lequel se trouve le conducteur. Si la transe est profonde l'automobiliste risque l'accident au premier virage, car il se trouve "déconnecté" des inputs sensoriels venant du monde extérieur, et ainsi dans l'incapacité de réagir. Si la transe est légère la première stimulation plus saillante que les autres fera sortir le conducteur de cet état. Le dispositif inducteur de l'hypnose des autoroutes est l'isolement sensoriel provoqué par la fixation intense et prolongée d'un paysage répétitif et monotone.
Un autre exemple d'hypnose induite par fixation et de manière involontaire est l'hypnose de la télévision. Regarder le téléviseur de façon très intense et laisser venir le flot d'images et de sons à soi, sans chercher à réfléchir est une méthode sûre pour se mettre dans un état hypnotique (plus ou moins profond selon la "suggestibilité" de chacun). L'envoi continu et régulier d'images et de sons qui se vident peu à peu de sens, a un pouvoir anesthésiant pour la conscience: l'attention au monde des sujets est entièrement captivée par la TV, ce qui ote à la conscience la possibilité de gérer les stimuli extérieurs (à la TV), d'où "anesthésie".
Les manifestations extérieures de ces états sont une catalepsie ( paralysie totale du corps d'origine purement psychique ), et une fixité du regard - de nature cataleptique -. On dit souvent que l'attention de ces sujets est captivée par ce qu'ils regardent. Cette modification de la conscience induit une passivité comportementale caractéristique des E M C et du rêve. Le sujet voit et entend mais ne réagit plus à ses inputs; à cette différence près que dans le rêve le sujet n'est pas conscient du tout de ce qui lui arrive.
Les manifestations internes - vécues par le sujet - sont, soit un effet d'isolement par rapport au réel, soit l'impression de rêver (la différence entre les deux étant certainement une question de degré). Cet état est un des plus malaisé à décrire "de l'intérieur", car il prend le sujet totalement au dépourvu. Sans anticiper nos interprétations théoriques, nous pouvons ajouter que ce recul de la conscience est progressif, et qu'il ne constitue donc pas un changement brusque d'état. D'un point de vue qualitatif cet E M C intervient comme un glissement progressif de la conscience de veille vers un état de somnambulisme qui affecte le sujet de manière imperceptible, et sans qu'il s'en aperçoive. Pour ressentir de l'intérieur cette modification progressive il suffit de marcher dans la foule quelques heures - le centre-ville de Marseille un Samedi après-midi est un très bon terrain pour cela !- et d'être attentif au flou qui envahit doucement la conscience.
Avant d'étudier l'hypnose comme phénomène explicitement et volontairement induit, terminons la présentation des états hypnotiques survenant à l'insu des sujets.
Comme le faisait remarquer précédemment I.Stengers il existe une forme "d'hypnose meurtrière que nous attribuons à Hitler..."; ce type d'états collectifs et involontaires se nomme l'hypnose des foules. L'Homme peut en être victime en de nombreuses occasions. Les multiples incidents rencontrés lors d'événements sportifs (matches de football en particulier) tendent à montrer que "l'effet de foule" est au moins aussi important que le but - ou l'enjeu - de la réunion. On pourrait penser le contraire au regard des états de transes induits par des rassemblements politiques; cf les "meetings" de Nuremberg dans les années 1930 où Hitler provoquait et dirigeait (involontairement ?) la transe de plusieurs centaines de milliers d'auditeurs ainsi fanatisés. Or les incidents graves survenus lors de rencontres amicales de football nous invitent à penser que l'effet de nombre et les circonstances prédominent sur l'élément focalisateur lui-même: orateur, événement sportif...
Cet E M C est présent pendant le bain de foule et peut se prolonger quelques instants après. Les agissements répréhensibles, et parfois criminels survenant après de telles réunions, sont dûs au fanatisme (autosuggestion post-hypnotique ?) plus qu'à un prolongement de cet état.
Les symptômes externes de ces transes collectives sont un comportement anormal; cf les personnes "tranquilles et rangées" qui se mettent à insulter joueurs et arbitres lors de rencontres sportives, ou les phénomènes de hooliganisme hélas trop bien connus de nos jours. Ces agissements anormaux sont à mettre au compte d'un mimétisme aveugle caractéristique des phénomènes de foule. Mimétisme latent en chaque individu, mais activé à l'occasion de la transe. Sur un plan interne il est probable que les sujets n'ont conscience d'aucune modification de leur état, ce qui les rend d'autant plus dangereux.
Entreprenons maintenant l'étude descriptive des états hypnotiques profanes et induits par une technique explicite. Depuis un siècle environ le "magnétisme animal" s'est vu démystifié et changé en hypnose; dès ses débuts on lui a destiné un emploi thérapeutique. Que son usage soit expérimental ou thérapeutique, le phénomène hypnotique reste de même nature; seules les motivations de l'hypnotiseur et la méthodologie changent. L'objectif étant d'accroitre artificiellement la "suggestibilité" des sujets.
De même que pour l'hypnose spontanée, de nombreux modes d'inductions sont ici possibles. Notre propos ne sera pas de faire un inventaire complet de ces techniques, cela serait long et inutile, mais de décrire les plus caractéristiques. Notons tout dabord que toutes les techniques d'induction hypnotique ont un composant vocal. Toutes les suggestions doivent être pensées - autohypnose - ou dites à haute voix. La verbalisation d'un contenu suggestif est ici nécessaire. Car l'essence de l'hypnose est la suggestion. L'état hypnotique ne se manifeste qu'à travers des troubles du comportement, troubles suggérés par le manipulateur.
D'un point de vue extérieur l'hypnose se manifeste par une rigidité musculaire - catalepsie -, un regard fixe et un abandon de la volonté au profit de l'hypnotiseur. Cet abandon de la volonté est en fait une sensibilité accrue à la suggestion. Les manifestations comportementales varient selon ce qui est suggéré. Généralement c'est un sommeil hypnotique qui est induit (peut-être est-ce à cause de son côté spectaculaire et rapide). La liste de tout ce qui peut être suggéré est d'une longueur indéfinie et qui sait infinie. Parmi les aspects les plus surprenants de la suggestion hypnotique citons la possibilité d'analgésier les sujets, et celle d'induire des hallucinations.
Sur un plan interne l'hypnose - la suggestion - provoque des modifications importantes de la perception de soi et du monde exterieur.
L'analgésie, contrairement à l'anesthésie, préserve intacte la conscience et le taux de vigilance, mais prive les sujet de toute sensations douloureuses. Ce type de suggestions est utilisé soit pour opérer de malades allergiques (ou ne pouvant pas supporter) aux anesthésies, soit dans un cadre purement expérimental. Cette possibilité de moduler le seuil de tolérance à la douleur de personnes humaines a posé des difficultés à beaucoup de physiologistes et à beaucoup de neurologues. Ces modulations sont clairement mesurables, si bien qu'on ne peut douter des expériences relatées dans la littérature spécialisée. Ces mesures s'effectuent en plaçant des micro-électrodes sur le nerf afférent correspondant à la zone stimulée. Il est ainsi possible d'envoyer des stimuli douloureux (ces stimuli devant être quantifiés, un courant électrique est généralement employé) aux sujets, et de mesurer leur réponse subjective - ce qu'ils perçoivent consciemment - et leur réponse "objective" - l'information nociceptive enregistrée par le nerf -. Cette mesure en temps réel fait apparaître que les sujets à qui on a suggéré une analgésie ne perçoivent plus (consciemment) la douleur provoquée. Ce qui est perçu est, la plus part du temps, un picotement dans la zone stimulée.
D'autre part il est possible d'induire par suggestion hypnotique des hallucinations. Nous entendrons ici par hallucinations des perceptions qui n'ont aucun objet réel.
Pour présenter cet aspect de l'hypnose nous nous appuierons, dans un premier temps, sur les travaux de L.Chertok concernant la vésication (production de brûlures par suggestion). Il est important de noter que la vésication, induite de nombreuses fois dans des conditions expérimentales strictes, fait encore partie du douteux, de l'impossible, voire de la supercherie pour la grande majorité des physiologistes, neurologues, et autres biologistes.
La condition sine qua non pour qu'une telle manifestation apparaisse est une grande suggestibilité du sujet, ce qui est extrêmement rare d'un point de vue statistique (d'après Chertok 5 à 10 pour cent de la population est très sensible à la suggestion) . Ceci étant, l'hypnotiseur dit au sujet - par exemple - que va apparaître une brûlure sur sa main droite, ou qu'une cloque va se former à tel endroit. A ce moment plusieurs réponses sont possibles (toutes aussi inexplicables par la physiologie moderne); la réponse est conforme à la suggestion: le sujet a "somatisé" une brûlure à l'endroit indiqué, et perçoit la douleur accompagnant cette brûlure fictive; autre possibilité, une cloque apparait bien, mais dénuée de douleur (les expériences de L.Chertok montrent une répartition de 15 sujets ayant une sensation douloureuse contre 3 n'en ayant pas; in "Le non savoir des psy" ). Le sujet peut aussi "somatiser" à un autre endroit que celui indiqué (ce qui est d'autant plus inexplicable !).
Les manifestations externes de la vésication, lorsqu'elle réussit, sont une cloque en tout point conforme à celle accompagnant une brûlure ayant une cause réelle.
Mais la vésication n'est qu'une possibilité, qu'une variété d'hallucination; car faire réagir par suggestion verbale le corps d'un sujet de la même manière que s'il était réellement stimulé, c'est, d'une façon ou d'une autre, produire une hallucination.
Nous venons de définir l'hallucination comme une perception sans objet, il est temps d'aller plus loin. La suggestion hypnotique offre cette possibilité de faire être des objets qui n'existent pas, dans la conscience de la personne hypnotisée. Ce "poids de réalité" qui caractérise l'hallucination est dû, comme nous le verrons dans nos interprétations théoriques, à la structure même de l'hallucination, qui n'est pas simplement une fausse perception mais une altération de mécanismes perceptifs. Ces mécanismes peuvent relever indifféremment des cinq sens, c'est l'expérimentateur qui "cible" la suggestion. Les hallucinations visuelles et auditives sont les plus utilisées (peut être par ce que ce sont les plus fréquentes dans les hallucinations spontanées). Voici une manière de procéder: supposons que nous ayons hypnotisé Monsieur X et que nous désirions lui "faire halluciner" que la pièce où il se trouve est peinte en rose (alors qu'elle est peinte en bleu). Nous pouvons lui dire - par exemple -: " la pièce où vous vous trouvez est peinte en rose, qu'en pensez-vous ?". Si la réponse est positive i.e la description du sujet est conforme à ce qui a été suggéré, on peut "explorer" son contenu perceptif hallucinatoire en lui demandant des détails. Ces détails sont importants car il ont été construit de toute pièce par le sujet; ils sont ce contenu nécessaire à toute structure. La structure étant ici cette altération des mécanismes perceptifs. La suggestion faite - une pièce peinte en rose - est "instanciées" par le sujet comme cette pièce et surtout ce rose là auquel nous n'avons pas accès, mais qui a pourtant à ses yeux toutes les qualités, toutes les caractéristiques d'un rose réel. Ce "poids de réel" ne provient pas de l'expérimentateur, mais du sujet. L'expérimentateur est celui qui déclenche, qui rend possible l'hallucination, mais c'est le sujet qui la produit. L'exemple de la vésication illustre bien cela.
Nous sommes ici au coeur du phénomène hypnotique, et des problèmes théoriques qu'il pose. La suggestion hypnotique est en fait auto-suggestion. Comme nous le verrons dans nos interprétations théoriques, l'auto-suggestion (et ses possibilités hallucinatoires) est une des conditions de possibilité pour l'apparition de nombreux E M C.
Ce descriptif de l'hypnose fait, étudions maintenant
l'isolation sensorielle (I S). Ce terme est utilisé pour
désigner l'état dans lequel se trouve une personne ne
recevant plus aucune information sensorielle afférente. La
déprivation sensorielle met la conscience dans une situation
nouvelle et quasiment inexplorée dans ce contexte.
Des appareils ont été construits pour produire, dans de bonnes conditions, cette isolation sensorielle tant étudiée dans les années 50 et 60. Citons pour mémoire le "vaisseau d'isolation sensorielle" construit par le chercheur Américain J.C.Lilly en 1954. Il s'agit d'un caisson entièrement étanche, insonorisé et rempli à moitié d'une eau à température humaine. Une fois que l'on a pris place - allongé - dans ce caisson plus aucune stimulation sensorielle extérieure n'est détectée par les sens. Ce dispositif a, par la suite, fait école dans le monde entier.
La création d'un tel engin est l'aboutissement final du questionnement théorique de J.C.Lilly; questionnement qui était: le cerveau fonctionne-t-il (et s'il fonctionne, est-ce normalement ?) lorsqu'il est totalement privé d'informations sensorielles: "Qu'arrive-t-il au cerveau et à l'esprit qui s'y trouve contenu, en l'absence relative de stimulations physiques ? En neurophysiologie c'est une forme de la question: libéré des activités efférentes et afférentes normales, est-ce que l'activité du cerveau se transforme rapidement en coma ou en sommeil, ou y a-t-il un mécanisme inhérent qui continue à maintenir son fonctionnement, un activateur intrinsèque de l'éveil ?", (J.C.Lilly in : Le vaisseau d'isolation sensorielle, P.Gérome). La réponse fut positive pour la première question, mais il apparut que son fonctionnement était altéré. L'esprit/cerveau privé de stimulations sensorielles a un comportement proche du pathologique, mais (une fois encore), ce pathologique est momentané et influençable. Car ici l'expérimentateur c'est le sujet; ce type de transe, comme la méditation, est dirigée "de l'intérieur" par le sujet.
Cette technique est utilisée soit pour se relaxer, soit pour entrer dans une sorte de contemplation, soit à des fins expérimentales. L'utilisation de l'I.S pour se relaxer produit le même genre d'effets que les techniques de relaxation dérivées du yoga et que le "training autogène" de Schultz. Les manifestations externes de l'I S sont quasiment nulles; il s'agit en effet de s'allonger dans un caisson d'isolation sensorielle (C.I.S) et de se détendre. Cette attitude ne présente, à l'évidence, aucun intérêt pour notre descriptif.
Sur un plan interne, l'isolation sensorielle engendre des modifications de la conscience de type hallucinatoire. Pour les présenter phénoménologiquement citons J.C.Lilly: " Ce que l'on croit être vrai, ou bien est vrai, ou bien devient vrai à l'intérieur de l'esprit, dans certaines limites devant être déterminées dans et par l'expérience. Ces limites sont des croyances qui sont à transcender" ( in The centre of the cyclone, New York, 1972). Déchargé du poids social, relationnel, affectif, et sensoriel l'esprit/cerveau est fonctionnellement libéré; i.e le fait d'ôter son "ancrage dans le réel" - pour lequel il est efficient - fait que le cerveau agit de manière inhabituelle. Le "déficit d'activité" causé par l'I.S est comblé par une production d'images mentales, de croyances qui peuvent être en contradiction complète avec les systèmes qui régissent le réel. Notons dès à présent que ces productions ne sont pas spontanées, mais volontairement produites par l'esprit: i.e le sujet provoque consciemment la production d'images mentales (il est actif), elles ne viennent pas spontanément à la conscience comme dans le cas des drogues (où le sujet ne contrôle pas sa production).
Comme nous le verrons dans le cas des drogues et plus encore dans celui des transes, la possibilité même de produire, de projeter un vécu subjectif (hallucinatoire) dépend de la préparation et de l'attente qu'on a de cette expérience. J.C.Lilly écrit à ce propos: "Nos propres croyances pré-programment dans une certaine mesure ce qui arrive" (nos italiques). Dans le cas de l'I.S, il semble plus approprié de parler de programmation que d'auto-suggestion. La notion de programmation inclut celle d'acte volontaire et prémédité. L'auto-suggestion, par contre, peut être comprise comme une suggestion de soi par soi, mais de manière non consciente.
Cette pré-programmation se manifeste, dans l'I.S, par une adhérence a priori à tout système de croyances, à toute imagerie mentale pouvant survenir à l'esprit. C'est au prix d'un tel "déconditionnement" que, dans l'univers de l'isolation sensorielle "tout ce que l'on croit être vrai est vrai, ou devient vrai". Ce déconditionnement, qui précède une sorte de re-conditionnement, consiste à se séparer de croyances "limitatrices" du type: on ne peut pas dépasser la vitesse de la lumière, tout corps a une masse... Remarquons que ces possibilités pseudo-hallucinatoires ne peuvent en aucun cas être confondues avec le réel, puisque c'est le sujet lui même qui produit consciemment ce qui lui arrive.
Il est intéressant de noter que, pour le sujet, le "déconditionnement" ne va pas de soi, et qu'il peut être accompagné d'une peur irrépressible de "se perdre". La force créatrice de l'esprit étant entièrement libérée dans le C.I.S - grâce aussi à la préparation de l'expérience - il faut pouvoir diriger et assumer ce "train d'images" (flux continu d'images mentales défilant "devant" la conscience). Car si les limites de nos croyances déterminent les limites de nos expériences, et si les croyances sont reléguées au rang de conditionnements, les expériences de pensée - vécu subjectif du sujet - possibles dépassent notre capacité descriptive. En effet, dès que l'on crée un nouveau système de croyances, on peut en déterminer les limites, et si l'on transcende ces (ses) limites, apparaît un nouveau système... Il paraît difficile de prédire, de cerner qualitativement l'ensemble des systèmes possibles.
A titre d'exemple citons quelques comptes rendus d'expériences
(représentatives) effectuées par J.C.Lilly. Illustrons
tout d'abord les possibilités de contrôle que l'on peut
avoir sur l'imagerie mentale: " Je réalisais
soudainement que l'on pouvait projeter, littéralement
pro-jeter des images hors de la mémoire. A ce
moment je décidais de me servir de ce pouvoir pour projeter
l'image du visage de mon père sur le mien, puis celle de son
père. Je continuais en arrière dans le temps en une
séquence de nouveaux visages que je croyais être mes
ancêtres. Chaque seconde un nouveau visage surgissait."
(J.C.Lilly, op. cit.). On constate ici l'aspect volontaire de la
production de même que son côté pseudo-hallucinatoire;
l'auteur ne peut à aucun moment prendre les visages qu'il
pro-jette pour des visages réels, bien qu'il les
"sorte" de sa mémoire pour les inclure dans son
imagerie mentale. Imagerie mentale qui n'a intrinsèquement
aucun moyen de discriminer la réalité du fantasme.
Insistons aussi sur le fait que les "nouveaux visages que je
croyais être mes ancêtres" ne sont pas sensés
représenter fidèlement ou réellement les
ancêtres de l'auteur. Ces visages ont la fonction
d'ancêtres, pas plus. L'isolation sensorielle n'offre aucune
possibilité supplémentaire de régression
exacte et fidèle dans le passé (non plus que l'hypnose
ni aucun autre E.M.C d'ailleurs). Les seules régressions
possibles sont créées par la conscience en simulation
d'un passé rendu inaccessible par le temps. Notons que la
tâche fixée par Lilly (visualiser des visages) peut
être vue comme un re-conditionnement de la conscience.
Nous venons de voir comment il était possible de projeter volontairement des images "devant" la conscience. Voyons maintenant un côté plus surprenant et plus "intense" de l'I.S. Une fois franchies les étapes successives (mais propres à chacun) de la programmation (déconditionnement), il est possible de laisser son esprit produire spontanément un train d'images. C'est dans ce cas que la peur d'être submergé peut envahir le sujet. A un certain point apparaît un nouveau seuil qui permet l'occurence de phénomènes plus marqués comme des hallucinations, un sentiment de vague océanique... S'il résiste à cette peur et reste dans le caisson il saisira le véritable sens de l'expression "train d'images": surgissement ininterrompu et très rapide d'images mentales (relevant de la vue aussi bien que des autres sens), que l'on ne produit pas consciemment mais qui conservent tout leur "poids de réel". Dans ce contexte l'exemple que nous allons donner n'est qu'un parmi une infinité possible, mais il permettra de mieux comprendre le vécu qualitatif d'un sujet en état d'I.S profonde. Reportons-nous donc à l'expérience de J.C.Lilly: "Soudainement apparaissent deux points de consciences, sources de radiance, d'amour et de chaleur. Je sens leur présence, je vois leur présence, sans yeux sans corps. Je sais qu'ils sont là, donc ils sont là. A mesure qu'ils s'approchent de moi, je les sens l'un et l'autre de plus en plus se mélangeant à mon propre être. Ils me transmettent des pensées réconfortantes, pleines de respect et de sens sacré. Je réalise que se sont des êtres bien plus élevés que "JE"." (J.C.Lilly, op.cit.). Cette expérience de type mystique illustre la variété et la richesse du vécu subjectif qu'il est possible de vivre en état de déprivation sensorielle totale. Il va sans dire qu'un tel vécu requiert une longue pratique du C.I.S. et des possibilités de déconditionnement exceptionnelles.
Bien que ce train d'images soit de nature hallucinatoire, le sujet conserve à tout instant la possibilité de se représenter ce qui lui arrive. C'est cette possibilité représentative qui différencie une hallucination d'une pseudo-hallucination. Dans une hallucination le sujet ne peut "avoir affaire" qu'à un monde représentatif "halluciné" s'il se représente ce qu'il perçoit; en effet le sujet n'a aucun moyen de discriminer les parties réelles des parties hallucinatoires de son champ perceptif. C'est pour cela qu'il ne peut pas savoir qu'il hallucine. Car pour savoir cela il faudrait qu'il puisse se représenter dans le champ représentatif normal. Or dans une hallucination, et c'est bien là sa principale caractéristique, les mécanismes perceptifs fournissent des informations erronées à la conscience; d'où son non pouvoir discriminatif. Si le sujet se représente quoi que ce soit, en tant que percept émanant de mécanismes sensoriels, il aura affaire à une représentation mixte - réelle et hallucinatoire -, et ne pourra faire autrement.
Par contre dans le C.I.S, le sujet a tellement appauvri son univers sensoriel - et c'est le but - que les mécanismes perceptifs ne sont (probablement) plus à même d'induire la conscience en erreur. L'acte perceptif n'est plus, le vécu altéré du sujet ne provient, de ce fait, sûrement pas du traitement sensoriel afférent. En effet l'I.S stimule la production d'une imagerie mentale, mais ne peut "s'appuyer sur" un matériel perceptif existant puisque celui ci a été réduit à la limite du "seuil de perceptibilité". Nous discuterons plus avant ces questions théoriques dans nos interprétations théoriques.
Ainsi nous venons de voir que l'isolation sensorielle libérait - de manière dirigée ou non - la production d'images mentales, et que ces images mentales avaient une nature hallucinatoire.
Nous venons de terminer l'étude descriptive de l'isolation
sensorielle, effectuons celle des E M C induits par l'usage sauvage
de drogues. Nous n'étudierons dans cette partie que les E
M C provenant d'un usage laïque (n'accompagnant pas une pratique
rituelle). De ce fait, les possibilités d'investigations s'en
trouveront grandement limitées. Car, comme nul ne l'ignore la
production et/ou la consommation et/ou la vente de certaines
substances sont rigoureusement interdites de par le monde. Ces
interdits varient culturellement et historiquement. De plus, nous
nous contenterons d'étudier les effets psychologiques
des drogues, à l'exclusion de toute considération sur
la toxicité et le danger de ces substances.
Les plus connus de ces produits sont: la morphine, la cocaïne, le crack, l'héroïne, l'opium, le L S D, le cannabis, les plantes hallucinogènes (champignons, mescaline, peyotl), l'ecstasy, l'alcool, le tabac... De part ces interdits, la documentation sérieuse et fiable sur ces produits est très peu abondante. L'effet produit est différent pour chaque drogue, mais il a ceci de caractéristique, qu'il présente un attrait irrésistible pour ceux qui l'ont connu. Nous étudierons les E M C induits par de telles substances, mais dans des conditions rituelles, dans le prochain chapitre.
Notons d'emblée que les effets des drogues psychédéliques varient d'un produit à l'autre, d'une personne à l'autre et d'un jour à l'autre. Cet usage étant "sauvage", il n'offre pas la possibilité de maîtriser tous les paramètres (environnementaux, comme personnels) pertinents pour stabiliser, régulariser la transe. Ces variations des effets s'expliquent par des différences culturelles, personnelles, affectives. "La drogue ne produit pas par elle-même, par son action psychobiologique, des "contenus" mais seulement, pour un temps donné, une modification de l'état de conscience. Ce qui se passe au cours de la transe est déterminé par ce que les individus y apportent eux-mêmes..." (G.Lapassade, 1987). Lapassade nous montre ici que même non-ritualisée et non organisée, la transe psychédélique requiert un apport personnel, une connaissance. Nous retrouverons, à ce sujet, dans nos interprétations théoriques la notion de "programmation de la transe" décrite par J.C.Lilly à propos de l'I.S. Le "novice" consommant une drogue pour la première fois, et sans "conseils", n'atteindra pas la même qualité d'état qu'un habitué. Il faut apprendre à percevoir les effets de la drogue. Il est bien connu chez les toxicomanes, que la "première fois" produit des effets qualitativement négligeables par rapport aux expériences ultérieures (d'où la tentation de recommencer une seconde fois puis une troisième...). Citons à ce propos H.Huxley: "D'après ce que j'avais lu au sujet de l'expérience de la mescaline, j'étais convaincu d'avance que la drogue me donnerait accès, au moins pour quelques heures, dans le genre de monde intérieur décrit par Blake. Mais ce à quoi je m'étais attendu ne se produisit pas. Je m'étais attendu à rester étendu, les yeux fermés, en contemplant des visions de géométries multicolores, d'architectures animées, riches de gemmes et d'une beauté fabuleuse, de pays symboliques tremblant perpétuellement au bord même de l'ultime révélation. Mais je n'avais pas compté, la chose était évidente, avec les particularités de mon ensemble génétique mental, les faits de mon tempérament, de mon éducation et de mes habitudes." (Les portes de la perception, 1946, 1976, les Editions du Rocher.). Loin de se conformer à des attentes livresques la transe d'Huxley a été un pur produit de sa "génétique mentale", au sens où c'est son "histoire mentale" (l'idiosyncrasie de son psychisme) qui a orienté et donné un contenu à sa transe. Si des "conseils" sont préférables pour une "première fois" ces conseils ne doivent pas prendre la forme de suggestions, mais plutôt d'avertissements: "Vous allez ressentir tel et tel type de modifications dans votre champ représentatif...". Suggérer un contenu à un novice ne servirait probablement à rien, car il n'a pas encore conscience que des modifications sont intervenues, ni que ces modifications seront l'occasion pour lui de produire un vécu représentatif différent.
Nous ne tenterons pas de faire une étude descriptive exhaustive des drogues, mais nous présenterons celles qui regroupent les plus grandes variétés de "troubles". Les effets - sur la conscience - les plus notables de ces pratiques sont une forte tendance aux hallucinations (et troubles de la perception), et de grandes modifications de l'humeur. Ces troubles perceptifs se manifestent sous deux formes: une réceptivité inhabituelle aux sensations et/ou un vécu représentatif hallucinatoire (affectant n'importe quel sens). Les modifications de l'humeur se traduisent soit par de la mélancolie, soit par une forte agressivité, soit par de l'euphorie...
Nous ne nous préoccuperons pas de la motivation des sujets à se droguer. D'une part parce que ces motivations varient trop inter-individuellement; et que d'autre part, une telle étude relève plus de l'enquête sociologique que cognitive.
D'un point de vue comportemental, l'usage de drogue provoque des changements notables. Le symptôme du "regard dans le vague" est présent dans quasiment toutes les transes psychédéliques. D'autres signes neurovégétatifs accompagnent la prise de drogue (modulo les différences interindividuelles): une accélération du pouls, un rougissement des conjonctives, une dilatation de la pupille, un ralentissement des fonctions digestives (pour les opiacés)... Ce sont là les premiers signes de "l'effet" des drogues. Les autres effets comportementaux relèvent de la gestion sensori-motrice et de ce fait, sont en étroites corrélation avec le vécu des sujets et donc avec le type - et la quantité - de drogue ingéré. Nous étudierons conjointement ces effets.
Etudions maintenant l'effet de la mescaline. Nous nous baserons pour cela sur l'étude expérimentale effectuée par H.Huxley et relatée dans "Les portes de la perception". De son étude se dégagent quatre effets caractéristiques; d'une part la mescaline affecte la volonté "en mal": "...la volonté subit une modification profonde, en mal. Celui qui a pris de la mescaline ne voit aucune raison de faire quoi que ce soit en particulier, et trouve profondément inintéressantes la plupart des causes pour lesquelles, en temps ordinaires, il était prêt à agir et à souffrir." (op.cit.). Cet effet montre que la primauté est donnée à la contemplation du champ représentatif plutôt qu'à l'action: le sujet trouve plus intéressant de recevoir et de "profiter" de ce qui lui arrive plutôt que d'entreprendre une quelconque action.
D'autre part, la mescaline altère la perception du temps qui passe; ceci se retrouve dans quasiment toutes les drogues. " il semble y en avoir à foison, voila tout ce que je pus répondre quand l'enquêteur me demanda ce que je ressentais au sujet du temps. A foison; mais exactement combien- voilà qui était totalement à côté de la question. Mon expérience effective avait été, et était encore, celle d'une durée infinie, ou bien celle d'un perpétuel présent constitué par une révélation unique et conditionnellement changeante."(op;cit.).
Le troisième effet important de la mescaline est qu'il intensifie la perception des couleurs. Cela a été constaté de longue date par les Indiens d'Amérique. "La mescaline élève toutes les couleurs à une puissance supérieure, et rend le percepteur de sensations conscient d'innombrables nuances fines de différences, auxquelles, en temps ordinaire, il est complètement aveugle."(op.cit.). Cette perception dote les objets du monde représentatif d'un poids affectif; ce poids affectif varie avec l'intensité lumineuse de ces objets: "l'esprit effectue ses perceptions en les rapportant à l'intensité d'existence, à la profondeur de la signification... Je voyais des livres, mais je ne me préoccupais nullement de leurs positions dans l'espace. Ce que je remarquais, ce qui s'imposait à mon esprit, c'est qu'ils luisaient tous d'une lumière vivante, et que chez certains la splendeur était plus manifeste que chez d'autres." (op.cit.). Cette intensité hallucinatoire est à mettre en parallèle avec les descriptions faites par les Indiens qui ont pris de la mescaline ou du peyotl.
Le quatrième effet de la mescaline sur la conscience est l'altération de la perception de l'espace. "Les faits réellement importants, c'étaient que les rapports spatiaux avaient cessé d'avoir grand intérêt, et que mon esprit percevait le monde rapporté à autre chose qu'à des catégories spatiales; en temps ordinaire l'oeil se préoccupe de problèmes tels que: Où ? A quelle distance ? Situé comment par rapport à quoi ? ... L'esprit effectue ses perceptions en les rapportant à l'intensité d'existence..." (op.cit.). La catégorie d'espace, l'espace catégorisé ne présentent plus le même attrait pour la conscience; la mescaline, privilégiant une transe visuelle, inhibe à un certain niveau les mécanismes de catégorisation spatiale, et induit des représentations hallucinatoires.
Toutes ces caractéristiques sont communes, sous une forme ou sous une autre, à la plus part des drogues.
Nous allons maintenant, étudier les effets des produits dérivés du cannabis. Ces substances ont en commun d'avoir le même principe actif (la molécule tétrahydrocannabinol: THC). L'intensité de l'effet est proportionnelle à la quantité de THC ingérée; et cette quantité varie en fonction de la partie de la plante qui est consommée, et de sa région de production. Notons que cette molécule a été synthétisée et qu'elle est théoriquement disponible pour la recherche en psychopharmacologie; on peut s'interroger sur l'absence de résultats expérimentaux significatifs en ce domaine.
Voici ce que dit C.Baudelaire au sujet du produit qui contient le plus de THC, le haschisch: "L'homme n'échappera pas à la fatalité de son tempérament physique et moral: le haschisch sera, pour les impressions et les pensées familières de l'homme, un miroir grossissant, mais un pur miroir." (C.Baudelaire, Les paradis artificiels, Gallimard). Nous retrouvons l'esprit des propos de Lapassade qui disait: "Tout ce qui se passe au cours de la transe est déterminé parce que les individus y apportent eux-mêmes". Dans le cas du haschisch les sujets créent, donnent un contenu aux possibilités ainsi offertes; le vécu de l'ivresse du haschisch est composé d'une modification du champ représentatif. Les cinq sens participent de ce "délire": "L'odorat, la vue, le toucher, l'ouie participent également à ce progrès. Les yeux visent l'infini. L'oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus vaste tumulte. C'est alors que commencent les hallucinations. Les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des apparences singulières... Puis arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d'idées. Les sons revêtent des couleurs, les couleurs contiennent des musiques." (op.cit.). Le rôle productif que joue la conscience apparaît nettement ici. C'est dans la conscience et par la conscience que se forment ces représentations altérées; la substance, quelle qu'elle soit, ne produisant que l'occasion, la possibilité physiologique de l'ivresse.
Le haschisch exalte l'ensemble du monde sensoriel du sujet. A la différence de la mescaline, le "H" intensifie toutes les sensations; il permute parfois d'un champ interprétatif à l'autre: un son devient une couleur... Ceci peut-être vu soit comme un phénomène hallucinatoire, soit comme une erreur d'interprétation de certains types de percepts. La question ne pouvant être tranchée ici, nous la remettons à plus tard. Notons que les phénomènes hallucinatoires induits par le THC ne sont à strictement parler que pseudo-hallucinatoires. En effet, les visions altérées des sujets sont généralement basées sur une déformation de la réalité. Alors qu'une hallucination prend sa source uniquement dans l'imaginaire.
Nous avons donc vu que les principaux effets des drogues étaient dirigés vers l'univers perceptif du sujet. Cet univers perceptif peut être interne au sujet; c'est alors l'humeur - le rapport affectif à soi et au monde -qui est modifiée. Si c'est la gestion des entrées/sorties perceptives qui est affectée, le sujet vivra, sans pouvoir discriminatif, dans un monde représentatif mixte. Comme pour l'isolation sensorielle, il existe une quasi-infinité de contenus représentatifs différents; l'origine de cette variété est à chercher, ainsi que nous le verrons dans nos interprétations théoriques, dans la "génétique mentale" de chaque individu.
Entreprenons maintenant le descriptif des états modifiés
de conscience intervenant dans un contexte sacré.
Pour ce faire nous diviserons notre étude en deux parties; le première sera consacrée aux transes rituelles avec consommation de drogue, le deuxième décrira les transes rituelles de nature non pharmacologique.
Nous avons vu dans la première partie de notre étude descriptive comment se manifestaient à la conscience les E M C provoqués à des fins laïques. Notons dès à présent que la très grande diversité (culturelle, géographique et historique) des transes rituelles nous obligera a faire des choix quant à nos illustrations. Ceux que nous allons étudier, malgré leur diversité phénoménologique, ont plusieurs points importants en commun. Tout d'abord, ils ont tous un rôle fonctionnel dans la société qui les produit; de nombreuses variétés d'E M C ont une vocation thérapeutique, d'autres une fonction divinatoire...C'est pour cela que ces transes socialement "organisées" sont qualifiées de rituelles. Ensuite, aucun n'intervient à l'insu de la conscience des sujets. Le fait de construire une structure rigide autour de ces E M C, d'en faire un objet de conquête, les rend plus discernables d'un état de conscience ordinaire, ou d'un autre E M C. En effet, ces états ne sont pas accessibles à n'importe qui ni dans n'importe quelles circonstances. Une initiation est généralement requise pour y accéder. Initiation ayant pour objectif de faire partager au sujet le système de croyances de l'initiateur. Par voie de conséquence, et ce sera le troisième point commun, ces E M C nécessitent de partager le système de croyance du "maître de cérémonie". Une personne non initiée ne pourra accéder à ces transes rituelles, car il ne possèdera pas le système interprétatif (la "grille de lecture") nécessaire et adéquat. "Les Indiens américains consomment le peyotl [plante hallucinogène] dans un cadre rituel tandis que les Américains blancs en font l'expérience au cours d'une expérience de laboratoire. On observe des différences très marquées, aussi bien entre les comportements des deux groupes qu'au niveau de l'expérience subjective. Les Indiens prennent le peyotl dans le contexte institutionnalisé d'un rite religieux au cours duquel ils éprouvent un sentiment de type extatique et aussi, souvent, un soulagement de leurs souffrances physiques; alors que les Blancs, qui se trouvent dans une situation expérimentale profane, sans préparation culturelle susceptible de leur fournir des représentations particulières, ressentent une grande instabilité de l'humeur et oscillent entre l'euphorie et la dépression." (G.Lapassade, 1987).
A l'instar de l'hypnose qui peut survenir (mais de manière atténuée) sans la volonté des sujets, de l'isolation sensorielle, les transes rituelles nécessitent la participation volontaire des sujets. Cette participation peut s'accompagner d'une prise de drogue, et c'est ce que nous allons voir dans cette première partie. Nous nous baserons, pour ce faire, sur l'investigation menée par C.Castaneda dont l'intérêt se portait à l'origine sur les plantes médicinales du Sud-Ouest Californien et du Mexique. C'est dans ce contexte qu'il fit la connaissance de son futur initiateur: l'Indien don Juan. Ce personnage est capital car c'est grâce à lui que Castaneda va pénétrer le monde magique et mythique des Indiens Yaqui. Après de nombreuses discussions (ayant pour but d'évaluer l'Américain), l'Indien accepte de prendre Castaneda comme "élève", et de l'initier à l'usage rituel du peyotl et d'autres substances hallucinogènes. De longs mois durant, le maître va distiller des éléments de connaissance de base à l'élève; cet enseignement lent et parfois incompréhensible, tente de construire, dans l'esprit du novice, le système de croyance en vigueur chez les Yaqui pour l'usage des produits en question; système de croyance incompatible avec celui d'un "occidental moyen". Par exemple, à chacune de ces plantes est affectée vie, personnalité et puissance. D'où l'orientation générale de l'initiation qui vise à se faire accepter de ces plantes, puis à pouvoir (avoir la permission) les utiliser avec bénéfice et surtout sans danger. Ces dangers n'étant pas représentés par les substances chimiques (une telle conception serait issue d'un système de croyances occidental), mais par les être que sont ces plantes, et qui peuvent avoir un comportement agressif envers le sujet. Cette agressivité peut être déclenchée par un non respect du rituel, ou par un non respect de la plante elle-même. C'est donc dans ce contexte à la fois énigmatique et impressionnant que Castaneda effectua sa longue initiation. Elle fut consacrée en grande partie aux plantes et aux soins qu'on doit avoir pour elles. L'emplacement (ou le lieu de choisit pour planter) des plants ne doit être connu que de l'utilisateur:
Castaneda "- A votre avis, où devrais-je la planter ?
Don Juan - Ce n'est pas à moi de décider. Et vous devez
être le seul à en connaître l'endroit. Il ne faudra même pas me le dire. Si un étranger vous suit ou vous voit, il faudra vous sauver ailleurs avec votre plante. Vous devez montrer votre attachement, éloigner les vers et l'arroser quand vous venez la voir. Il faudra le faire régulièrement jusqu'à ce qu'elle donne des graines. Quand elles apparaîtront, nous serons sûrs qu'elle veut bien de vous." (Castaneda: L'herbe du diable et la petite fumée, 1968). Cet extrait montre le statut donné à la plante et les soins personnalisés qu'il faut lui apporter pour qu'il soit possible de l'utiliser comme "il faut".
La description que nous venons de faire de l'initiation de Castaneda représente une proportion quasi-négligeable de ce qui lui a réellement été enseigné. Mais ce sera suffisant pour comprendre l'utilité, l'orientation et la nature de cet enseignement; de même que pour entreprendre le descriptif de ces transes.
Les premières expériences que nous allons relater, sont des transes induites par ingestions de peyotl. Ces ingestions intervenant à la suite de longues discussions préalables. Discussions "initiatrices", bien sûr, où il fut question de la personnalité et des habitudes du peyotl. Il est en effet connu des Indiens Yaqui que le peyotl se montre, apparaît, à ceux qui en prenne. Sa particularité est de pouvoir prendre n'importe quelle apparence. Notons, de plus, que quelques heures auparavant, Castaneda et don Juan avaient croisé au loin en voiture un "chien". Cette anecdote a son importance, car pour l'Indien ce chien n'était autre que le mescalito lui-même, et pour Castaneda - bien sûr - ce n'était qu'un simple chien. Le premier contact de Castaneda avec le mescalito (non espagnol du peyotl) est décrite comme suit: "Comme je levais légèrement la tête, j'ai vu s'approcher un chien noir de taille moyenne. Il s'est mis à boire . C'est alors qu'il est devenu transparent. L'eau brillait d'un éclat visqueux, et je l'ai vue comme elle descendait dans le gosier du chien, puis dans son corps. On la voyait distinctement couler, puis elle est ressortie par ses poils (...) Tous les souvenirs me sont revenus d'un seul coup, tout était clair dans mon esprit. Tout ce que j'étais capable de voir, c'était ce chien qui s'irisait. Une vive lumière émanait de son corps (...) L'angoisse m'a pris, je n'étais pas capable de me réveiller tout en sachant que je ne dormais pas. Puis le monde a repris sa cohérence, la conscience m'est revenue, et mon premier acte raisonnable a été de chercher cet être merveilleux. La transition était délicate. J'avais quitté mon état normal sans presque m'en rendre compte, en pleine conscience, sans rupture dans mes pensées et dans mes sensations." (op.cit). Cette expérience ne dura que quelques heures, et fut induite par une faible dose de mescalito (deux ou trois boutons de la plante). Chaque transe fut suivie d'une discussion entre le maître et l'élève. Cela permettait à don Juan de suivre, de mesurer et de guider l'évolution de Castaneda. Ce premier contact fut jugé très positif par don Juan: à ses yeux le "chien lumineux" qu'avait vu Castaneda pendant la transe, était le mescalito; et le mescalito est réputé pour se montrer très rarement aux novices.
Quelques commentaires s'imposent; d'une part, le mescalito est une plante puissamment hallucinogène même à faible dose. Les Indiens l'utilisent principalement en raison de son aptitude à procurer une "vision du monde non ordinaire". Le terme de "monde non ordinaire" est le vocable employé par Castaneda pour décrire le monde hallucinatoire - codifié par le système de croyance qui l'utilise - dans lequel on entre lorsqu'on est en transe rituelle. D'autre part, il existe un continum entre la conscience ordinaire et la conscience altérée; continum dans le flux des représentations, et dans les sensations. Ceci est d'autant plus remarquable que l'entrée en jeu de l'hallucination de l'auteur est "rationalisée": "... j'ai vu approcher un chien...". Quoi de plus normal qu'un chien qui approche ? Il y a une parfaite intégration des parties représentatives hallucinatoires dans les représentations "saines". Ces hallucinations sont en quelque sorte légitimisées par la transe. Enfin, la transe du mescalito conserve le savoir de cette transe. Le sujet sait qu'il est dans un E M C, mais il est passif, spectateur: "..je n'étais pas capable de me réveiller, tout en sachant que je ne dormais pas." (op.cit.).
Présentons maintenant une autre expérience de Castaneda avec du peyotl; expérience faite deux ans après la première, et qui montre l'évolution de Castaneda au fil de son apprentissage: "J'ai compris que je percevais beaucoup mieux ce qui se passait si je gardais les yeux fermés. J'ai fermé les yeux et j'ai vu les hommes devant moi. J'ai ouvert les yeux, l'image n'a pas changé. Soudain, tout a disparu, ou est tombé en morceaux. Une silhouette humaine m'est apparue, celle de Mescalito, comme je l'avais vu deux ans auparavant. Je l'ai regardé fixement, mais il ne s'est pas une seule fois tourné vers moi. J'avais dû faire quelque chose de mal, qui le détournait de moi. Je me suis levé pour aller lui demander. Mais le simple fait de bouger a fait disparaître l'image. Puis j'ai entendu à nouveau les chants frénétiques." (op.cit.). Castaneda a intégré nombre de connaissances, de grilles de lectures pour maîtriser ce qui lui arrive. Cette maîtrise ne vient pas de ce qu'il dirige consciemment sa transe, mais des effets de l'initiation qui ont créé dans son imaginaire un "monde de réalités non ordinaires" qui lui est propre. Rencontrer Mescalito pose moins de problèmes si on partage le système de croyance qui le fait être, que si on lui est étranger... D'où la nécessité de l'initiation pour toutes les transes rituelles. Soulignons une fois encore l'évolution qualitative de la transe de l'auteur.
Si Castaneda a évolué dans sa gestion du mescalito, il l'a fait pour d'autres substances. L'enseignement de don Juan portait aussi sur l'emploi de la Datura Inoxia, champignon hallucinogène préparé ingéré et/ou fumé. Cette plante donne la possibilité (dans le système de croyances Indien) de voyager en se transformant en animal. Cet état de transe très profonde ne peut être atteint que par des sujets expérimentés, car il y a perception de la métamorphose en animal, puis du voyage. L'atteinte du "schéma corporel" est ici maximale. Il est très important de préciser que l'expérience de l'auteur a été dirigée, guidée par don Juan. Suivons Castaneda qui à cet instant vient de prendre de la datura: "Mes souvenirs étaient parfaitement précis. J'avais bien remarqué que dès que j'étais tombé sur le côté, j'avais perdu toute sensation et toute pensée. Sans voir ma clarté diminuer pour autant. Il m'a dit que mon corps avait complètement disparu et qu'il ne restait plus que ma tête: la tête ne disparaissait jamais, parce que c'est la tête qui est changée en corbeau. Il m'a dit de redresser la tête et de sortir le menton: c'était le menton qui allait devenir les pattes du corbeau. Il fallait que je sente ces pattes et que je les observe, alors qu'elles sortaient lentement... Il a ensuite parlé des ailes du corbeau: elles allaient jaillir de mes pommettes, ce serait difficile et douloureux. Il m'a dit de les déployer. Il fallait qu'elles soient longues si je voulais voler. Il a fallu les bouger vigoureusement pour qu'elles deviennent de vraies ailes... J'établissais sans difficulté le rapport entre son ordre et la sensation correspondante. Mais la chose la plus stupéfiante, c'est la façon dont j'avais pu acquérir la vue d'un oiseau; don Juan était devenu gigantesque et tout brillant." (op.cit.). Cette métamorphose suggérée par don Juan, est vécue comme réelle par l'auteur. Or la datura n'a pas altéré sa présence d'esprit, sa lucidité, sa capacité d'analyse. Voici ce que raconte Castaneda sur son expérience: "Il ne me restait qu'une suite d'images, ou de scènes...Et cependant ce n'étaient pas seulement des scènes à regarder. J'étais dedans. J'y jouais un rôle." (op.cit.; nos italiques). La création d'un champ de conscience hallucinatoire n'induit donc pas nécessairement une dissipation de "la présence d'esprit", de la possibilité de se représenter.
Poursuivons ce descriptif, Castaneda décrit ses rares souvenirs "de vol": "Ensuite, je voyais distinctement don Juan me lancer en l'air. Je me suis souvenu d'avoir "étendu mes ailes pour m'envoler". Solitaire je fendais l'air, avançant avec peine. J'avais plus l'impression de marcher que de voler... La dernière chose dont je me souvienne, ce sont trois oiseaux argentés, ils brillaient d'un éclat métallique, presque comme de l'acier inoxydable, mais cependant avec une impression de vie. Ils me plaisaient, et nous avons voyagé en groupe" (op.cit.).
La transe de Castaneda a duré trois jours, mais il a oublié la plus part de ce qui est arrivé. La discussion qu'ils eurent au sujet de cette transe est intéressante pour au moins une raison. Don Juan y donna son interprétation des "oiseaux argentés" qu'avait vu Castaneda; la voici, l'auteur demande à l'Indien:" pourquoi leurs plumes semblent-elles argentées ? - Parce que vous les voyez comme les corbeaux les voient. Un oiseau que nous voyons sombre semble blanc pour un oiseau. Les pigeons blancs, par exemple, les corbeaux les voient roses ou bleuâtres; les mouettes, jaunes." (op.cit.). Ceci nous donne une précision de plus sur la notion d'initiation: elle a une composante qui est de la "mise en place" a posteriori; i.e l'initiateur interprète des phénomènes rétroactivement, et, de fait, "complète" la grille de lecture du sujet.
C'est un aspect très important des transes rituelles que de pouvoir proposer une interprétation de la transe a priori, mais surtout de pouvoir façonner a posteriori l'interprétation qu'a le sujet de sa propre transe. C'est le rôle clef que joue l'initiateur. Le terme "rétro-suggestion", bien que ce soit un barbarisme, semble cadrer parfaitement avec cet acte de l'initiateur. Qu'aurait compris Castaneda au sujet des "oiseaux argentés" sans l'apport (la suggestion) de don Juan ? Qu'il avait "croisé" des oiseaux avec une couleur inhabituelle et bizarre, comme l'aurait fait un occidental. Le système de croyance Yaqui interprète et rationalise ce vécu hallucinatoire. L'initié adhère à l'information de ce qu'il produit et ressent, dès lors qu'il adopte (même partiellement) le nouveau système de croyance. C'est ce que nous venons de voir, avec ces trois expériences de Castaneda. Il a, au fil du temps, assimilé l'enseignement de l'Indien, ce qui lui a apporté de nouvelles connaissances, et donc de nouvelles qualités de transes.
Nous allons étudier, dans un second temps, des transes rituelles induites sans consommation de substances hallucinogènes. Ces transes sont majoritairement thérapeutiques, mais elles peuvent être possessives, ou purement religieuses (extatiques, mystiques); Elles sont induites par des techniques différentes, selon le système de croyances qui les codifie.
Décrivons, tout d'abord les transes de possession. Ce sont sûrement les plus spectaculaires de toutes les transes. Citons la définition qu'en donne Lapassade: "On conviendra d'utiliser l'expression "transe de possession" pour désigner non seulement une transe ritualisée, mais un E M C qui, prenant l'allure d'une crise, est interprété par l'entourage comme une "possession sauvage" par des êtres surnaturels... L'état de possession démoniaque, par exemple, est un E M C qu'on définira comme une transe de possession: en effet, l'invasion supposée du sujet par les démons modifie son état ordinaire de conscience et installe chez lui un état non ordinaire interprété comme l'effet de la possession." (Lapassade, 1990; nos italiques). La transe de possession se nourrit de la croyance générale en cette transe. Il ne peut donc y avoir de possession "privée", puisque c'est le jugement du groupe et la croyance en ce jugement qui oriente le vécu comme possessif. De nombreux cas de "possession" fûrent recensés en Europe au cours des siècles; ils ont parfois été traités par des exorcistes (inquisiteurs ou non); parfois par les bourreaux; et plus récemment, par les psychiatres. En opposition avec les "sociétés traditionnelles", la civilisation judéo-chrétienne pense la possession de manière purement négative: un possédé est quelqu'un qui est envahi par le démon, et la seule thérapie possible est d'expulser cet envahisseur. Suivons, une fois encore, Lapassade: "Ailleurs, par contre, et notamment en Afrique, la notion de possession peut prendre une signification très différente: on peut lire, dans une possession dite sauvage, le message d'une entité surnaturelle qui exprime son mécontentement concernant certains actes de sa victime et exige réparation. Pour la satisfaire, on met en oeuvre des pratiques rituelles qui ne sont plus des exorcismes au sens judéo-chrétien du terme, mais qui visent au contraire, à apaiser l'envahisseur, parfois même à en faire un allié." (op.cit.).
Voici la description du déroulement d'un rituel de possession se déroulant de nos jours au Mali: "La cérémonie commence par un rituel tenu pour extrêmement important par les participants. Le principal instrument de l'orchestre est un tambour d'eau constitué par des calebasses retournées sur un récipient rempli au fleuve voisin. Le gaw [le maître de cérémonie] s'en empare prestement, prononce dedans quelques incantations... il lui arrive aussi de prononcer alors le nom des fidèles qui doivent être possédés au cours de la séance. La séance débute par un appel général aux génies, pour se poursuivre par l'évocation de chacun d'entres eux, accompagnée de ses louanges. Toutes les conditions favorables sont maintenant réunies pour que les possessions se produisent. Il y a justement des fidèles qui entrent en transe sous l'effet conjugué des musiques, des rythmes, des paroles et des chants. Certains entrent en transe alors qu'ils dansent, d'autres sont pris par leur génie dans l'assistance." (J.M.Gibbal,in La suggestion, 1991). Cette transe collective sacrée est induite chez les sujets par un environnement perceptif "saturé" (musiques, chants, danses...), et par l'écoute et/ou la répétition de ce que dit le gaw. Il est important de remarquer que c'est le maître de cérémonie, porte-parole des dieux, qui nomme, qui désigne les possédés.
En Europe, les possessions ne sont pas institutionnellement provoquées. Un possédé sera vu comme "sous une emprise démoniaque", et c'est chez l'exorciste qu'il sera conduit. Le cérémonie effectuée par le prêtre pour "chasser le mal" est codifiée et enseignée, et peut être assimilée à un rituel. Exorciser c'est chasser le démon de l'esprit (et/ou du corps) d'une personne, avec l'aide de dieu; dans la pratique, ce rituel est fait de gestes sacrés, et de paroles sacrées. De ce fait sa prise en compte ne dépasse pas le cadre de notre étude.
Le comportement du possédé permet généralement de connaître l'esprit possesseur. Cette reconnaissance est très importante, car elle identifie "l'envahisseur", elle l'officialise. Notons que la production d'un tel état nécessite que le sujet simule (consciemment ou non) la présence d'un esprit envahisseur dans sa conscience. Cette simulation met en jeu un système de croyance qui est étranger à celui du sujet; i.e quand le sujet est en transe "on dit" que c'est une volonté extérieure qui le gouverne. La personnalité envahissante est créée, reconstituée, mimée par la conscience en transe. Cette capacité inventive est due au "savoir commun" partagé par les sujets d'une même communauté. Ce savoir inclut des connaissances sur ce qu'est une possession (invasion de la conscience par une volonté étrangère), et sur la manière dont elle affecte les sujets (altération de la voix, somatisations...). Mais il inclut aussi le fait que les possédés sont "guéris" grâce aux exorcismes. Le dialogue qui va s'établir entre le prêtre et le sujet sera la base de l'exorcisme. Le sujet se verra décrire le déroulement futur des opérations, et le rôle qu'il aura à y tenir. Cette phase d'initiation est accompagnée d'une injonction à la prière. Le rituel mis en place, l'exorcisme peut avoir lieu. Le prêtre va alors appeler l'esprit possesseur et lui ordonner - au nom de dieu - de quitter le possédé. Ces ordres sont adressés à l'envahisseur, mais sont perçus par le possédé. Nous verrons dans nos interprétations théoriques, ce qu'il faut penser de cela. Ajoutons que, selon l'identité de l'esprit possesseur ces transes peuvent s'accompagner de somatisations. Ce phénomène marque l'altération corporelle des sujets; cette altération peut être vue comme une tentative de ressembler "encore plus" à l'envahisseur. Un des exemples les plus connus est celui des "stigmatisés": le corps de ces personnes "se marque" des stigmates qu'avait le Christ sur la croix. Ces cas ont été, et sont toujours, traités par la Psychiatrie; tout comme les hystéries. Comme nous le verrons dans nos interprétations, ce "découpage topologique" est peut-être abusif...
Qu'elles soient contemporaines ou non, qu'elles soient occidentales ou non, les transes de possession se manifestent donc par une invasion apparente de la conscience par un esprit étranger. Invasion qui se doit d'être "réaliste" pour être reconnue et prise en considération comme telle.
Les transes rituelles à vocation thérapeutique représentent, quant à elles, une manière différente de penser les notions de maladie et de guérison. Si l'on se réfère à l'histoire de ces deux notions, on constate que nos actuelles conceptions sont loin d'être universelles. Considérer qu'une maladie est le résultat d'une atteinte purement organique, et donc qu'elle doit être traitée par des moyens médicamenteux et chirurgicaux exclusivement, c'est avoir une conception occidentale de la chose. En faisant référence aux travaux d'une anthropologue travaillant pour l'O.M.S, on peut dire que dans les sociétés dites traditionnelles, "La maladie est conçue comme un châtiment divin. Pour être guéri, le malade doit s'adresser à ces intermédiaires entre les dieux et les hommes, que sont les médecins. Il nous paraît très important de souligner ici que cette "maladie-châtiment" doit être interprétée dans le sens grave d'une rupture d'équilibre mettant en jeu le cycle des renaissances quotidiennes des astres, des plantes et des hommes." (C.Brelet-Rueff, Les médecines sacrées, 1975). Le thérapeute est considéré comme intermédiaire, le malade comme châtié. Les notions de pathologie et de thérapie sont ici bousculées.
Prenons l'exemple très représentatif des pratiques, et des croyances des Amériques précolombiennes Aztèques: "La Confédération Aztèque conditionne ses enfants dès le plus jeune âge, en suivant le modèle "désobéissance-châtiment" et réciproquement... Seulement ici les censeurs sont les dieux. La maladie n'est pas un symptôme, elle est le reflet d'une attitude envers la vie. L'image socioparentale acquise dès les premiers pas dans le monde participe aux possibilités étiologiques du pathos de l'adolescent, puis de l'adulte." (op.cit). L'important pour le malade, c'est de découvrir comment il a déplu aux dieux, et comment faire pour se racheter. Si les normes de l'espace social sont codifiées, les normes du "temps socioreligieux" le sont aussi; il y a des périodes fastes et d'autres néfastes pour l'individu, et pour le groupe. Ces périodes sont des dates du calendrier Aztèque qui comporte 13 jours; selon qu'un événement arrive à une date ou à une autre (le neuvième jour est le jour le plus négatif, car le chiffre 9 correspond à la terre et donc aux morts), son augure sera jugée bonne ou mauvaise par les médecins-devins. Si une maladie se déclare "un mauvais jour", son issue sera jugée mortelle. Cela arrive peu. Lorsqu'une maladie affecte un sujet dans une période non néfaste, il va tenter de guérir avec l'aide du médecin-devin; ce faisant il va chercher à savoir en quoi il a déplu aux dieux. La "thérapie" va être effectuée lors d'une transe. Du bon déroulement de ce rituel dépendra l'issue supposée de la maladie. Comme pour toutes les transes rituelles, la transe thérapeutique requiert de partager un certain nombre de croyances; croyances de la communauté qui pratique ces rituels. Ces connaissances se rapportent au déroulement du rituel, à sa fonction, à sa signification...
Comme il est dit plus haut, l'Occident moderne a une conception de la maladie qui est minoritaire tant sur un plan géographique qu'historique. Présentons, pour finir, la description - reconstituée ! - de la pratique thérapeutique de l'Egypte ancienne: "Celui qui souffrait de quelque trouble de santé, n'était pas, en ce temps là, soigné à l'aide de remèdes extérieurs. Le plus souvent le malade était dans le temple où on l'endormait. Ce n'était pas un sommeil ordinaire, mais un sommeil somnambulique si profond que le malade était capable d'avoir non seulement des rêves chaotiques, mais de véritables visions.... et les mages connaissaient l'art d'agir sur ces visions; ils pouvaient les guider et les diriger. Supposons un malade plongé dans ce sommeil, le mage guérisseur à ses côtés. Dès que le malade était endormi, le prêtre dirigeait ce sommeil par la puissance à lui conférée par l'initiation... Le mage modelait les visions et les êtres éthériques, de sorte que, comme par un sortilège, apparaissaient au dormeur des êtres dans lesquels l'Atlante avait vu ses dieux. Parmi ces formes divines, celles qui se rattachaient au principe de toute guérison étaient placées devant l'âme du dormeur. Les prêtres dirigeaient donc ces rêves de telles façons que des forces puissantes y pénètrent, harmonisant et ordonnant le corps dont les forces vitales étaient en dysharmonie et en désordre. Ce n'était possible que grâce à l'atténuation de la conscience du Moi." (C.Brelet-Rueff, 1975). La nature de ces pratiques thérapeutique est claire: il s'agit d'un traitement hypnotique. Son mode d'induction était (évidemment) très différent de ce que nous connaissons actuellement; mais il avait pour but, à n'en pas douter, de provoquer le même type d'endormissement de la conscience. Ceci fait, le sujet était "mis en présence" du principe divin de toute guérison. Gageons que cette présence hallucinatoire (et suggérée) avait la même efficience que nos suggestions laïques modernes. Remarquons que le "taux de réussite curative" (le nombre de personnes qui pouvaient être hypnotisées et traitées) devait être singulièrement plus élevé que ceux rencontrés de nos jours en Occident. Nous entendons, ici, les personnes ayant été guéries, et non celles avouant avoir été hypnotisées. Ceci pour plusieurs raisons: d'une part cette méthode thérapeutique était, avec l'utilisation de plantes médicinales, la seule pratiquée dans l'Egypte ancienne. Est-il plausible d'imaginer qu'une civilisation ait élaboré une pratique thérapeutique ne "marchant" que sur 5 à 10% de la population ? D'autre part, le contexte sacré et la position sociale des prêtres (ayant la charge d'un ministère), devaient jouer un rôle important sur la suggestibilité des sujets malades: il est très "facile" d'être réfractaire à un traitement profane (hypnose moderne), mais qu'en est-il pour une thérapeutique accordée par les dieux. Pour l'égyptien de l'époque (qui vivait dans une civilisation très croyante), n'était-ce pas faire injure aux dieux que d'être insensible à leur bienveillance curative ? Il ne s'agit pas ici de prétendre que les "anciens égyptiens " avaient une constitution différente de la notre, mais bien qu'ils étaient psychologiquement mieux préparés (conditionnés) que nous aux traitements hypnotiques.
Le déroulement de la transe est, pour sa part, identique à celui d'une transe hypnotique non-sacrée: il est basé sur la production et la manipulation du vécu représentatif hallucinatoire des sujets. Le caractère essentiellement sacré de ces transes ne doit pas occulter la nature purement hypnotique de ces E M C.
Nous avons donc vu que les transes rituelles induisaient des modifications de la conscience semblables à celles constatées lors de transes laïques: les possibilités hallucinatoires subsummant la plus part des distorsions observées. Les cas de somatisations étant associés aux vésications hypnotiques. Si ces modifications sont semblables, il faut garder à l'esprit que la gestion, l'orientation des transes est assurée par le maître de cérémonie, l'initiateur ou le système de croyance, s'il est assez contraignant. Ces modifications sont principalement induites par la participation volontaire à un rituel institutionnalisé, et par le partage du système de croyances du "maître de cérémonie".