CALVET Olivier

Année 1990/1991


MEMOIRE DE PHILOSOPHIE:

Pour une approche cognitive

des Etats Modifiés de Conscience.

Sommaire


Introduction


Force est de constater, dans l'étude des mécanismes de la pensée humaine, un hiatus entre le cognitif et le subjectif. Ce fossé peut être mis en évidence si l'on compare l'approche des sciences cognitives à celle de disciplines comme la Psychologie clinique, l'ethno-psychiatrie, l'Anthropologie.
Nous avons affaire, dans un cas, à une démarche qui a pour objectif déclaré d'élaborer des modèles, et dans l'autre à une démarche qui vise la mise à jour de relations affectives (ou socio-culturelles) parfois conflictuelles. La Psychologie cognitive nous invite à concevoir notre intellect comme un système de traitement de l'information (que nous noterons S T I); ainsi "Le fonctionnement cognitif doit être considéré comme le fonctionnement d'un système. A un premier niveau, la description du système cognitif peut se présenter comme la description des fonctions mises en jeu dans le système et de leur agencement. Elle est analogue à celle que l'on pourrait faire d'un système artificiel de traitement de l'information. A un niveau plus fin le système cognitif est décrit par les activités qui réalisent ces fonctions chez l'homme. Ce niveau définit les particularités du système humain de traitement de l'information", (J.F Richard: Les activités mentales, Paris, 1990 ).

Nous pouvons donc, pour qualifier la nature de l'approche cognitiviste, dire qu'elle essaie de repérer et de modéliser des mécanismes stables et invariants - objectifs - d' où seraient issues toutes nos activités.

Nous allons maintenant introduire une notion ou plus exactement un mode d'être de la conscience qui a été rattaché selon les époques, à l'Anthropologie, à l'ethno-psychiatrie voire à la Psychiatrie. Il s' agit des états modifiés de conscience. "Des psychologues Américains ont repris et approfondi la notion des Altered States of Consciousness... qu'on traduit habituellement en Français par états modifiés de conscience (E M C). La conscience modifiée est caractérisée par un changement qualitatif de la conscience ordinaire, de la perception de l'espace et du temps, de l'image du corps et de l'identité personnelle. Ce changement suppose une rupture produite par une induction, au terme de laquelle le sujet entre dans un ", (G.Lapassade, La transe, Paris,1990, PUF). Notons que ces modes de fonctionnement différents de la conscience ne doivent pas être classés dans le pathologique. Il est certes tentant d'interpréter une possession ou une transe comme autant de crises d'hystérie; mais ces interprétations cliniques font de la transe un symptôme dont l'origine serait un conflit affectif trouvant là son actualisation. Or les E M C ne sont pas issus de conflits inconscients et manipulateurs, mais sont induits par des techniques explicites et volontaires. De plus, les consciences momentanément perturbées ont, hors E M C, un fonctionnement tout à fait normal i.e non pathologique.

Pour des raisons socio-culturelles, reli- gieuses, éthiques, chaque société a privilégié et ritualisé un genre d'E M C tout en proscrivant les autres. Ainsi la production sociale de transes (terme équivalent à celui d'E M C) est basée sur la relation circulaire entre le comportement des sujets et les croyances qui permettent d'interpréter ce comportement. Une personne en transe sera vue dans telle société comme effectuant un rite de prière, ou comme accomplissant un acte thérapeutique, et dans telle autre comme faisant une crise d'hystérie, ou d'épilepsie.

Notre étude s'articulera autour de disciplines fort différentes mais ayant en commun d'avoir "affaire" avec des E M C.

La Psychanalyse, tout d'abord, dont le coeur - le lien analytique ou transfert - n'est pas sans rappeler l'état hypnotique; à cette différence près que l'analysé ne doit être "suggestionné" d'aucune manière, sous peine de faire échouer le projet analytique. Connaissant ce risque S.Freud décida de rompre avec l'hypno-analyse; ce qui créa un vide entre les psychanalistes et autres hypno-thérapeutes qui n'est toujours pas comblé.

Citons ensuite l'Anthropologie qui fournit la quasi totalité des études non expérimentales sur les E M C; et qui, par ses méthodes descriptives rigoureuses, nous procure des données inaccessibles autrement, sur les transes rituelles, les danses de possession... L'Anthropologie nous rappelle, de plus, les origines sacrées de certaines pratiques occidentales - et profanes - du type de: l'hypnose collective, l'absorption de substances hallucinogènes, l'isolation sensorielle; elle marque de ce fait la proximité des mécanismes mis en jeu dans ces modifications de la conscience, au delà des techniques d'inductions.

Pour clore cet aperçu transdisciplinaire, notons l'absence d'études pertinentes sur les E M C en Psychologie cognitive - expérimentale - de même qu'en Philosophie. Cette carence est d'autant plus grave qu'elle ampute potentiellement les sciences cognitives de connaissances utiles et importantes: les recherches sur le fonctionnement cognitif "normal", d'une part, et sur les pathologies mentales d'autre part, sont légions; la possibilité même de moduler expérimentalement le fonctionnement de processus - cognitifs , affectifs, neurovégétatifs - devrait peut-être aboutir à reconsidérer les traditionnelles partitions existant entre psycho-pathologie et psychologie expérimentale. Que penser, en effet du discours d'un clinicien, ou d'un anthropologue d'un point de vue strictement cognitif ? selon toute vraisemblance rien. Il est de fait extrêmement rare - sinon impossible - de trouver des études interprétant des faits socioculturels, ou affectifs en termes cognitifs.

Cette diversité apparente des E M C leur a donné une de phénomènes non stables, strictement privés - subjectifs -, donc insaisissables et non . La nature de ces états paraît donc être en opposition avec celle des mécanismes cognitifs. L'objectif de notre étude sera de montrer que cette diversité n'est que contextuelle, culturelle, et qu'un nombre restreint de mécanismes cognitifs est en jeu dans ces modifications qualitatives de la conscience. Loin de réduire le culturel à du structurel, notre démarche vise à intégrer les états modifiés de conscience dans un cadre théorique cognitiviste. Il ne s'agira donc pas d'expliquer les E M C par du cognitif, mais, de montrer que ces altérations de la conscience ne sont possibles que par le fonctionnement différent de certains mécanismes mentaux.

Une telle perspective n'aura donc aucun pouvoir explicatif (ou prédictif) quant au contenu des E M C; mais elle sera à même - nous l'espérons - de repérer, et peut-être plus tard d'expliquer, ces altérations structurelles de la conscience.

De plus la recherche de processus, de mécanismes, nécessite que l'on ait un "matériel de base" d'où extraire ces mécanismes. Dans notre cas le "matériel de base" est constitué par ce que vivent et ressentent les sujets dont la conscience est modifiée. Nous nommerons cela indifféremment vécus subjectifs ou contenus mentaux. Or l'accès direct - non médiatisé par la verbalisation du sujet - et indubitable, à ces contenus mentaux demeure réservé à la seule science fiction ! C'est pourquoi nous aurons recours à des protocoles individuels, qui seuls, fourniront un descriptif complet des E M C. Ces protocoles seront des descriptions faites soit par les sujets en transe eux mêmes, soit par des spectateurs assitant à des séances mettant en jeu des E M C. Une méthode de type introspective (ou basée sur des protocoles individuels) n'est certes pas courante en Philosophie, mais s'avère nécessaire en Psychologie expérimentale: "L'exigence d'explication, qui conditionne le développement de la modélisation cognitive, impose en fait d'être capable de définir le fonctionnement cognitif au niveau d'un protocole individuel, i.e de donner une interprétation du protocole qui explique par quels processus sont engendrés les différents évènements qui le constituent - actions et verbalisations -." (J.F Richard, 1990). C'est pour cette raison que l'accés aux contenus mentaux des sujets, par introspection ou par description, est nécessaire.

Ayant défini notre objectif, nous allons maintenant décrire la démarche que nous emploierons pour y parvenir, et ainsi donner le plan de notre étude.

Nous donnerons, dans une première partie, une description phénoménologique des E M C, qui seront subdivisés en deux groupes:

- ceux qui sont employés dans un contexte sacré: toutes les formes de transes rituelles, les exorcismes, et certains types de méditations à caractère religieux.

- ceux qui sont utilisés dans un but profane: l'hypnose (individuelle ou collective), l'isolation sensorielle, l'usage de substances hallucinogènes, la méditation.

Ce descriptif aura pour but de faire une typologie des E M C; l'aspect qualitatif des modifications des états de conscience sera mis en évidence.

Nous tenterons de montrer, dans une seconde partie, quels sont respectivement les mécanismes inducteurs de ces E M C. Nous nous aiderons, pour ce faire, de notions de la Psychologie cognitive comme: les structures de contrôle, le seuil de vigilance, la focalisation de l'attention.

Ce faisant nous serons aux prises avec deux problèmes majeurs; d'une part, nombre d'E M C sont physiologiquement induits par des substances chimiques ( drogues en occident, champignons hallucinogènes dans des sociétés tournées vers les rites traditionnels; ces produits sont aussi considérés comme des drogues par les sociétés dites "évoluées"; cf les difficultés rencontrées par les Indiens d'Amérique du Nord pour en user, dans un cadre religieux). Mais la recherche en psycho-pharmacologie n'étant pas suffisamment avancée, nous serons réduits à formuler des hypothèses sur les relations qu'il peut y avoir entre telle substance ingérée et telle altération cognitive.

D'autre part, les E M C mis en jeu dans un contexte religieux ou magique sont eux aussi légions. Cependant, pour rester dans le cadre théorique que nous nous sommes fixés - celui de la Psychologie expérimentale -, nous ferons l'hypothèse (très forte il est vrai), que seuls des mécanismes endogènes sont efficients, à l'exclusion de toutes interventions d'esprits, de puissances, ou même de divinités.

Ces interprétations théoriques nous mènerons à notre troisième et dernière partie, où nous considèrerons les limites et les perspectives (théoriques et expérimentales) de notre étude.

 

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Etude Descriptive