retour à la page précédente
Le naufrage du Titan
Quelques remarques sur la prophétie
de Morgan Robertson
et sur la voyance en général
Bertrand
Méheust
paru dans "Le Prétentaine" n°.11,
janvier 1999
LA FIN TRAGIQUE DU TITANIC,
qui est en train de devenir la figure de l'hybris occidentale,
s'alourdira d'un poids mythique supplémentaire quand tout le
monde connaîtra l'histoire qui va être relatée.
Le paquebot fonce à toute vapeur dans la nuit et le
brouillard, quelque part au large de Terre Neuve, au mois d'avril.
Pour battre le record de la traversée, au mépris de
toute prudence. Le risque a été accepté: c'est
qu'il s'agit d'un navire révolutionnaire, qui cristallise tout
ce que la technique humaine a produit de plus avancé;
notamment, ses caissons étanches sont censés le rendre
insubmersible. En pleine nuit, la vigie signale un iceberg droit
devant. Mais il est trop tard: le bateau heurte l'iceberg à
pleine vitesse, et c'est la catastrophe.
Le Titanic ? Non pas, mais son précurseur
imaginaire, le Titan, figure de l'hybris victorienne,
inventée par l'écrivain américain Morgan
Robertson. L'ouvrage fut publié aux Etats-Unis en 1989, soit
14 ans avant le naufrage du Titanic, sous le titre Futility,
et réédité en 1912, l'année même
du naufrage, sous le titre The Wreck of the Titan(1).
Morgan Robertson, sur lequel nous reviendrons plus loin, a
conçu son récit comme un pamphlet contre la
volonté dominatrice de la technique en général,
et de l'impérialisme britannique en particulier. Tous les
détails de contexte sont campés pour rendre
haïssable et futile cette volonté de puissance ce qui
mène le monde, à toute vapeur, vers la catastrophe. Le Titan
cristallise toute la technologie, tout le savoir-faire humain en
matière de construction navale, il est le plus grand vaisseau
jamais construit par l'homme, le plus puissant, le plus rapide, et
aussi le plus sûr (2).
Equipé de caissons étanches, il est
présumé insubmersible (3).
Ce géant a été conçu pour assurer par
tous temps, en toutes saisons, la traversée de l'Atlantique
Nord à une vitesse record. Au regard de cet argument
publicitaire les deux risques possibles (le choc avec un autre
navire, ou avec un iceberg) semblent un prix acceptable. En effet, si
le navire heurte un autre navire, il le coupera en deux sans grand
dommage, étant donné sa asse, et les assurances
paieront; et s'il heurte un iceberg, il ne risque que des
dégats mineurs, étant donné la conception
révolutionnaire qui le rend insubmersible. C'est pourquoi la
compagnie a donné comme consigne au capitaine de foncer dans
le brouillard à toute vapeur (4).
Pour les mêmes raisons on a négligé les canots
de sauvetage: il ne se trouve à bord que vingt-quatre
chaloupes susceptibles d'embarquer cinq cents personnes (5).
Le navire a battu, lors de son voyage inaugural, le record de la
traversée, au retour de New York. La consigne a
été donnée de forcer les machines pour battre un
nouveau record. Un premier drame se déroule au début du
voyage, pendant la nuit: un petit navire est coupé en deux par
le Titan, qui n'a pu l'éviter à cause de sa
vitesse excessive. Mais le capitaine, qui obéit aux consignes
de la compagnie, ordonne que l'on poursuive la route sans chercher
à sauver les éventuels survivants. A cette heure
tardive, le drame est passé inaperçu des passagers,
mais il n'a pas échappé à quelques membres de
l'équipage. Ces derniers sont convoqués dans le bureau
du capitaine, qui achète leur silence. Mais l'un d'eux refuse
ce marché. Il s'agit d'un ancien capitaine, qui
déclassé, redevenu simple matelot à la suite
d'une histoire d'amour qui l'a fait tomber dans l'alcoolisme.
L'homme, qui n'a plus rien à perdre, veut racheter
l'échec de sa vie par une action d'éclat. Panique du
capitaine, qui finit par trouver le point faible: à ce
témoin récalcitrant, on va fournir du whisky à
volonté, pour qu'à l'arrivée en Angleterre, il
ne soit plus qu'une loque incapable de témoigner. Pendant ce
temps-là le Titan s'achemine à toute vapeur vers
son destin. Pour éviter que Rowland, le témoin
gênant, ne soit au contact des passagers, on l'a envoyé
à l'avant du vaisseau. Là, quelques minutes avant la
collision, on le voit discuter avec un officier du
rafraîchissement subit de l'air, signe de la proximité
de champs d'icebergs, dans une scène qui évoque
irrésistiblement un moment intense du film de James Cameron (Titanic,
1998). Et ce qui suit ne l'évoque pas moins. Hurlement de la
vigie: "Ice ahead. Iceberg, Right under the bows!".
Manuvre désespérée. Mais il est trop tard,
le choc est inévitable; lancé à la vitesse de
vingt-quatre nuds, le géant glisse sur une sorte de plan
de glace incliné, sa proue s'élève; puis il
bascule et se couche sur le côté. Les chaudières
explosent, entraînant dans une mort atroce tous ceux qui
travaillent dans les soutes. Seulement deux barques pourront
être mises à la mer. Le lendemain, la presse mondiale se
déchaîne: l'invincible Titan, l'orgueil de la
marine britannique, a coulé lors de sa troisième
sortie, entraînant dans la mort presque tous ses passagers&ldots;
Ce récit, évidemment, coupe le souffle, et on
cherche d'abord à en savoir plus sur la personnalité de
l'auteur. Ce qui n'est pas chose facile, car, comme il fallait s'y
attendre, sa biographie s'est trouvée quelque peu
auréolée de légende. Ainsi, la rumeur a couru
qu'il était mort sur le Titanic (6)
! Mais l'histoire, si l'on peut dire, est trop belle pour être
vraie. Morgan Robertson est mort en 1915, soit trois ans après
la catastrophe; et comme son roman a été
réédité en 1912, l'année du Titanic,
il a sans doute été questionné sur sa
prophétie. C'est probablement à cette occasion qu'il
s'est expliqué sur son procédé d'écriture.
Robertson avait, semble-t-il, la particularité d'écrire
parfois dans un état médiumnique. C'est dans un
état de transe qu'il aurait eu la vision d'un navire
gigantesque, sur la coque duquel figurait le nom Le Titan. Je
livre cette information sous toute réserve, n'ayant pu la
vérifier par moi-même (7),
et parce que, si elle est exacte, elle a, selon toute vraisemblance,
été obtenue de l'auteur après le naufrage
du Titanic, ce qui permet de suspecter une
réélaboration postérieure. Mais revenons-en
à la vie de l'auteur. Morgan Robertson est né en 1861
à Oswego, dans l'Etat de New York. Dès l'âge de
seize ans, après le lycée, il devient marin et
travaille dans la marine marchande de 1877 à 1886. Par la
suite, il trouve un emploi dans une bijouterie; mais des
problèmes de vue l'obligent à abandonner ce travail et
à se consacrer à l'écriture. Il devient un
spécialiste de la nouvelle et du roman maritimes. Bien
qu'autodidacte, il possède une solide culture, et une
puissante capacité d'expression et de réflexion, dont
témoignent ses écrits. C'est visiblement un marginal,
un homme révolté contre la société de son
temps, qui passera toute sa vie dans les difficultés
matérielles, et, à ce propos, il semble que Rowland, le
personnage principal de Futility, soit en partie
autobiographique. Une certaine reconnaissance lui viendra sur le
tard, avec la publication de ses uvres complètes, alors
qu'il est devenu presque aveugle. On le trouvera mort dans un
hôtel miteux d'Atlantic City, le 24 mars 1915, assis dans un
fauteuil faisant face à la mer (8).
Essayons d'interroger ce qui est donné par
l'éditeur comme une prophétie. Il y a au moins une
hypothèse que l'on peut exclure d'emblée, c'est que les
constructeurs du Titanic se seraient inspirés du roman
de Robertson pour nommer leur navire ! Ceux qui savent à quel
point les milieux maritimes sont superstitieux souriront de cette
idée saugrenue. De toute évidence, les constructeurs du Titanic
n'ont jamais entendu parler du roman de Robertson, dont l'auteur,
à la fin du siècle, reste à peu près
inconnu. Et s'ils en avaient entendu parler, ils auraient
appelé leur navire autrement. S'il y a une explication simple,
il faut la chercher ailleurs.
La "prophétie" de Robertson semble encore
plus frappante quand on récapitule les circonstances des deux
naufrages, et les ressemblances entre le Titanic d'acier et
son doublon imaginaire.
1) Les noms des navires.
2) Les cause lointaines, psychologiques et culturelles, du drame:
l'orgueil technicien fausse le jugement; on fonce dans le brouillard
pour battre un record, au mépris des règlements et de
la pludence la plus élémentaire.
3) Les lieux: l'Atlantique nord, au large de Terre Neuve.
L'époque de l'année: une nuit d'avril. La cause
immédiate: la collision avec un iceberg. La cause des pertes
humaines: le manque de chaloupes de sauvetage. Et la coïncidence
est encore plus frappante quand on prend en compte les
caractères techniques des deux navires (9).
Mais regardons-y de plus près. Robertson, qui, on l'a
vu, a été marin, est solidement documenté.
Aussi, quand il décrit le Titan, il utilise les projets
techniques de son temps. Le Titan incarne le sommet de la
technologie de 1898, le sommet de la démesure
réalisable; probablement mis en chantier quelques années
après la publication du roman, vu les délais de
construction, le Titanic concrétise les plans des
ingénieurs de la fin du XIXè siècle.
Le Titan |
Le Titanic |
|
Passagers et équipage |
3 000 |
2 207 |
L'affaire des chaloupes manquantes, si frappant à
première vue, l'est moins quand on se dit qu'assez
vraisemblablement c'était une pratique de l'époque de
n'embarquer que le nombre de canots de sauvetage exigé par la
loi, pour gagner de la place, et que cette pratique a
été relevée et stigmatisée dans le cas du Titanic,
tout simplement parce qu'il y a eu naufrage. Que le vaisseau soit
britannique n'a rien d'étonnant; à l'époque de
Victoria l'Angleterre est la première puissance mondiale et
domine les mers. D'autre part, où mettre en scène un
vaisseau si révolutionnaire, si ce n'est sur la ligne de
l'Atlantique nord, où le trafic est le plus important? Et
comme l'iceberg est le seul obstacle capable de venir à bout
d'un navire présumé insubmersible, comme d'autre part
il incarne au mieux, face aux entreprises futiles des hommes, la
permanence de l'implacable réalité cosmique, il faudra
que le Titan heurte un iceberg. De ce fait, la rencontre
fatale ne pourra avoir lieu qu'au large de Terre Neuve; de nuit, pour
fournir l'absence de visibilité; et au mois d'avril, parce que
c'est l'époque où les icebergs se détachent de
la banquise. Que, par ailleurs, sur le pont du Titanic comme
sur le pont du Titan, on ait discuté, quelques minutes
avant la catastrophe, du refroidissement de l'atmosphère
imputable à d'éventuels icebergs, est
précisément ce à quoi on doit s'attendre puisque
les icebergs n'ont pas pour propriété connue de
réchauffer l'atmosphère. Reste un point intrigant, le
nom des deux vaisseaux. A première vue la coïncidence est
si frappante qu'elle nous fait changer d'ordre de probabilité,
et semble accréditer la thèse de la prophétie.
Pourtant, quand on y réfléchit, on reste ici encore
dans les limites de la simple raison - même si c'est, pour
plagier le capitaine Haddock, aux bords de ses limites. En effet,
c'est l'imaginaire de l'hybris qui meut la catastrophe
imaginaire comme la catastrophe réelle; et, pour incarner
l'hybris prométhéenne, quoi de plus indiqué
qu'un Titan ?
C'est ici le lieu d'examiner un point particulièrement
intrigant, qui semble nous mener aux portes de la voyance, à
savoir l'état médiumnique dans lequel l'auteur aurait
entrevu le Titan. N'a-t-on pas alors affaire à la
vision d'un événement futur captée à la
faveur de la transe ? Ce nouvel élément est troublant;
mais, à supposer que ce récit soit fiable, il ne permet
toujours pas d'enlever la décision, de façon nette, en
faveur de la voyance prophétique; il prouve seulement que
l'auteur, dans son état second, a su capter l'imaginaire de
l'hybris qui travaillait son temps, qu'il a su l'incarner, aller
jusqu'au bout de sa logique. Cela impliquerait , en quelque
sorte, une harmonie préétablie, entre l'imaginaire
capté et mis en scène par l'auteur, et l'imaginaire qui
a poussé tous les acteurs de la catastrophe aux imprudences
que l'on sait. Ce qui nous semble relever de la voyance ne serait,
dans le cas qui nous concerne, rien d'autre qu'un processus de
mise en récit, qui s'exprimerait, à la fois dans la
création de fictions, et dans la réalité
concrète, chez tous les acteurs involontaires du drame de
1912. Si la fiction mythique est modelée par les contraintes
du réel, la réalité historique, en retour,
serait structurée par la fiction. Ce qui nous semble relever
d'une accumulation hautement improbable de coïncidences serait
mû par cette logique sous-jacente (10).
Arrivé à ce point, une petite parenthèse
s'impose. A la fin du XIXè siècle, où la
question des recherches psychiques attire des esprits
pénétrants, un des thèmes de discussion qui
revient souvent est de trouver les critères qui permettent de
distinguer la voyance, au sens fort, de ses contrefaçons, au
sens intentionnel comme au sens non intentionnel du terme. Le but de
ces discussions n'est pas, comme on ne manquerait pas de le faire
aujourd'hui, de jeter la voyance aux orties, de la réduire
intégralement, mais de commencer par déblayer ce qui
passe indûment pour de la voyance. A ces fins on recense
systématiquement les conditions, avérées ou
plausibles, dans lesquelles des expériences psychiques peuvent
se donner de façon irrésistible, pour ceux qui les
vivent comme pour ceux qui les étudient, comme relevant de la
voyance. Certains chercheurs sont allés très loin dans
ce sens, comme Nicolas Vaschide ou Julian Ochorowicz (11).
Pour rendre compte d'une partie des récits où la
voyance semble impliquée, ils avaient forgé le concept
auquel j'ai eu recours plus haut, celui de "l'harmonie psychique
préétablie". Pour prendre un exemple simple, il y
a harmonie psychique préétablie quand deux personnes
qui se connaissent se trouvent en même temps exprimer des
contenus mentaux analogues, ce qui donne l'impression d'une
communication de pensée alors qu'il y a seulement
développement parallèle d'une même logique,
à partir d'un terrain d'expérience commun. En
déblayant ainsi le terrain, les métapsychistes
voulaient dessiner avec plus de netteté ce que l'on devait
attendre d'une expérience pour que l'hypothèse de la
voyance faible par préharmonie psychique puisse être
exclue radicalement. A tort ou à raison (mais, à mon
avis, à raison), ces chercheurs affirmaient avoir réussi
de telles expériences. J'en donnerai deux exemples.
En 1925 le prix Nobel Charles Richet expérimente
à l'Institut métapsychique sur un sujet, le fameux
Ludwig Khan, dont la spécialité est de lire un texte
écrit dans un billet plié en huit, scellé par la
gomme, et serré dans la main de l'expérimentateur.
Toutes les précautions concevables semblent avoir
été prises, et la cryptesthésie paraît
incontestable, mais le biologiste est néanmoins pris d'un
doute: il se demande si le nombre des observateurs, se gênant
mutuellement, au lieu de favoriser le contrôle, n'aurait pas au
contraire contribué à le desserrer: et, pour en avoir
le cur net, il convoque Ludwig Kahn chez lui, afin de le tester
seul à seul, dans le silence de son cabinet de travail.
L'expérience est simple. Il interdit au voyant de l'approcher
à moins de deux mètres, lui demande de passer dans une
autre pièce, et, seul dans sa bibliothèque, il
écrit quatre phrases sur quatre papiers différents,
qu'il plie en huit. Il met l'un des billets sous un cahier posé
sur son bureau, il brûle entièrement le second à
l'aide d'une allumette, et tient les deux autres pliés dans
ses mains fermées. Le métagnome est invité
à entrer, à se tenir environ à deux
mètres, et à ne pas approcher davantage. Sans
hésiter, Ludwig Kahn donne le texte tenu dans la main gauche (Virgilius
Maro), celui tenu dans la main droite, moyennant une faute (Vérité
aux Parénées au lieu de Vérité aux Pyrénées);
celui qui se trouve sous le cahier (En avant); celui, enfin
qui se trouvait sur le papier brûlé, mais après
une courte hésitation (Shocking). A aucun moment Ludwig
Kahn n'a touché les papiers, ni eu de contact avec
l'expérimentateur. L'expérience est renouvelée
par Madame Richet, sous la surveillance de son mari, avec les
mêmes précautions. Les quatre textes sont écrits
pendant que le sujet se trouve dans la pièce voisine; l'un
d'eux est réduit en cendres. Ludwig Kahn lit les textes: La
modestie rehausse le talent; le silence est d'or; le chien est l'ami
de l'homme. Il hésite, à nouveau, pour le billet
brûlé, puis donne le texte avec une petite erreur: Qui
veut voyager loin ménage sa mouture (au lieu de monture).
Pour Charles Richet il n'y a pas de tour possible, étant
donné les conditions de l'expérience, la
cryptesthésie est donc ici indiscutable (12).
L'idée que Ludwig Kahn aurait pu restituer des textes si
improbables par "harmonie psychique
préétablie" paraît inacceptable. En effet,
chacun de ces textes, pris séparément, semble
déconnecté de tout cheminement commun entre les deux
hommes, qui ne se connaissaient pas. Que Ludwig Kahn ait
réussi, huit fois de suite, à capter ces textes
improbables nous arrache à l'hypothèse de la voyance
faible, car aucune logique ne les relie entre eux - sauf,
peut-être, qu'ils appartiennent au répertoire des
proverbes et des sentences. Des esprits exigeants feront
peut-être remarquer qu'il y a ici une esquisse de logique, et
que le métagnome pourrait avoir eu l'intuition que c'est dans
ce répertoire qu'il fallait piocher. L'objection me semble
faible, car Charles Richet n'a évidemment annoncé les
résultats qu'après la série des épreuves;
et, quand bien même il aurait commis l'erreur de les annoncer
les uns après les autres, et à supposer que le premier
succès ait suggéré à Ludwig Kahn de viser
le répertoire des proverbes, de là à tomber sur
"Virgilius Maro" ou sur "Vérité aux
Pyrénées", et à réussir ce coup de
chance huit fois de suite, il y a, on en conviendra, un abîme !
Mais enfin, admettons que les Richet ont commis une erreur en prenant
leurs phrases-cibles dans le registre des sentences, et prenons
l'exemple d'un autre voyant réputé, le fameux
Ossowiecki. Par exemple, parmi bien d'autres expériences de ce
genre, on remet à Ossowiecki un papier glissé dans un
tube de plomb. Les parois du tube ont trois centimètres
d'épaisseur, et son ouverture est obturée par une
soudure. Aucune des trois personnes qui assistent à
l'expérience ne sait ce qu'il y a dans le tube. Ossowiecki
dit: "Un dessin, un homme qui a de grandes moustaches. Pas de
nez. Il a un habit militaire. Il ressemble à Pilzudski. Cet
homme n'a peur de rien, c'est comme un chevalier". C'est exactement
ce que représente ce dessin, et, en dessous, il y a la
légende suivante: Le chevalier sans peut et sans reproche.
Charles Richet remarque qu'invoquer le hasard ou la supercherie dans
une telle expérience est absurde (13).
Or, la prophétie de Morgan Robertson ne nous offre rien
de comparable. Il n'y a rien, parmi les coïncidences qui ont
été examinées, y compris le nom des navires, qui
ne relève du déploiement d'une logique imaginaire
croisée à des contraintes du réel.
Si mon raisonnement est exact, la "prophétie"
de Morgan Robertson, aussi étonnante soit-elle, n'est donc
qu'un cas apparent de prophétie; elle relève du
développement d'un même imaginaire, à la fois
dans la fiction, et dans la réalité vécue; elle
relève de la "voyance faible" et non de la
"voyance vraie". Ou plutôt, faute de pouvoir, de
façon irréfutable, arracher cette coïncidence au
registre de la voyance faible, nous devons, par économie,
considérer qu'elle en illustre les processus.
Une remarque pour conclure. Pour la pusillanimité qui
caractérise le monde intellectuel d'aujourd'hui, il va de soi
que tous les faits allégués doivent pouvoir se
réduire au registre de la voyance faible, et que c'est
déjà un manque de savoir-vivre
épistémologique, une marque de goujaterie, que
d'envisager la simple possibilité de la voyance forte, ou
vraie. L'anthropologie, pour ne pas avoir à aborder ce point,
a développé des stratégies d'évitement
dont la stabilité ne cesse de croître (14).
Ce n'est pas du tout dans cet esprit de réduction
masquée que j'ai examiné la prophétie de Morgan
Robertson. Je tiens au contraire qu'il y a des faits de voyance
forte, même si ces faits sont rares: et que l'hypothèse
de la voyance forte est indispensable pour dynamiser la pensée,
pour lui éviter de se clore sur elle-même.
L'hypothèse de la voyance vraie fournit à la
réflexion une sorte de cas de figure limite, un horizon,
sur le fond duquel se découperont, deviendront visibles, des
processus mentaux comme celui que nous venons d'examiner.
Bertrand MEHEUST
Professeur de Philosophie
(1) Le texte cité
ici est la réédition de Pocket Books, the Wreck of
the Titan, a Nineteenth Century Prophecy, Londres, 1998.
(2) "She was the largest
craft afloat and the greatest of the works of men. In her
construction and maintenance were involved every science, profession
and trade known to civilization&ldots;", ibid., p.1.
(3) "From the bridge,
engine-room and a dozen places on her deck, the ninety-two doors of
nineteen water-tight compartments could be closed in half a minute by
turning a lever. These doors would close automatically in the
presence of water. With nine compartments flooded the ship float, and
as no known incident of the sea could possibly fill this many, the
steamship Titan was considered practically unsinkable", ibid.,
p.2.
(4) "In view of her
absolute superiority to other craft, a rule of navigation thoroughly
believed by some captains, but not yet openly followed, was announced
by the steamship compagny to apply to the Titan: She would
steam at full speed in fog, storm ans sunshine, and on the Northern
Lane Route, winter and summer [&ldots;]. So, it was confidently
expected that when her engines had limbered themselves, the steamship Titan
would land her passengers threee thousand miles away with the
promptitude and regularity of a railway train. She had beaten all
records on her maiden voyage, but, up to the third return trip, had
not lowered the time between Sandy Hook and Daunt's Rock to the five-day
limit: and it was unofficially rumored among the two thousand
passengers who had embarked at New York that an effort would now be
made to do so", ibid., pp 3-4.
(5) "Unsinkable,
indestructible, she carried as few boats as would satisfy the laws.
These, twenty-four in number, were securely covered and lashed dowon
to their chocks on the upper deck, and if launched would hold five
hyndred people. She carried no useless, cumbersome life-rafts: but -
because the law required it - each of the three thousand berths in
the passenger's, officer's, and crew's quarters contained a cork
jacket, while about twenty circular life-buoys were strewn along the
rails", ibid., pp 2-3.
(6) Communication personnelle
du Professeur Jean-Bruno Renard, Université Paul Valéry,
Montpellier III.
(7) Communication du chercheur
britannique Hilary Evans.
(8) Marx Herzberg, The
Reader's Encyclopedia of American Litterature, Londres, Methuen, 1963.
(9) Martin Ebon, Prophecy in
our Time, New York, The New American Library, 1968, p.11.
(10) En effet
l'hypothèse qui vient d'abord à l'esprit est que, si
chaque coïncidence est explicable en termes rationnels quand on
l'envisage séparément - par exemple, le mois d'avril -,
en revanche, l'accumulation de ces coïncidences devient
impossible à expliquer par le hasard pur. Par exemple, on peut
admettre le mois d'avril, ou le Titan. Mais le mois d'avril,
plus le Titan, plus l'iceberg, etc&ldots;, cela devient
intrigant. L'argument de sa force dès lors que l'on admet que
la trame mythique de l'hybris articule tous ces thèmes.
(11) Julian Ochorowicz,
"Sur le problème de la suggestion mentale" in Revue
philosophique, tome II, 1886, pp. 208-212.
(12) Eugène Osty,
"Ludwig Kahn, un homme doué de connaissance
paranormale" in Revue métapsychique, n°2, 1925.
(13) Sur Ossowiecki et les
expériences de l'Institut Métapsychique, voir Robert
Tocquet, Les Pouvoirs secrets de l'homme, pp. 456 et sq. Voir
surtout Charles Richet, Traité de métapsychique,
Paris, 1922. Nous citons ici la réédition Artha
Production, Bruxelles, 1994, pp.214 et sq.
(14) Sur ce point voir mon
article: "Epistémologiquement correct, réflexions
inactuelles sur la mise à l'index de la
métapsychique" in Alliages, automne 1996.
Bibliographie
Science-fiction et soucoupes volantes, Paris, Mercure de
France, 1978.
Soucoupes volantes et folklore, Paris, Mercure de France, 1985.
"Les Occidentaux du XXè siècle ont-ils cru à
leurs mythes ?" in Communications, n°.52, novembre 1990.
En soucoupes volantes. Vers une ethnologie des récits d'enlèvements,
Paris, Imago, 1992, (Réédition de l'ouvrage
précédent, augmentée d'une mise à jour
d'une trentaine de pages).
"Les soucoupes volantes, merveilleux de pacotille ou dossier
stimulant ?" in Galaxie Anthropologique, n°4/5
("Possessions. Fantasmes, mythes et ravissements"),
août 1993.
"Les apparitions de Guadalupe. Enquête sur l'enquête
de Jacques Lafaye" in Les Cahiers de l'Imaginaire,
n°10 ("Rencontres et apparitions fantastiques"), 1994.
"Le somnambule du XIXè siècle, Suggest ou Surjet
?" in La Règle sociale et son au-delà inconscient
(ouvrage collectif dirigé par Paul-Laurent Assoun et Markos
Zafiropoulos), Paris, Anthropos, 1994.
"Les apocalypses médico-expérimentales, note sur
les enlèvements soucoupiques américains" in
Gestions religieuses de la santé (ouvrage collectif
dirigé par Françoise Lautman et Jacques Maître),
Paris, L'Harmattan, 1995.
"Epistémologiquement correct, réflexions
inactuelles sur la mise à l'index de la
métapsychique" in Alliages, automne 1996. A
paraître en janvier 1999: La Guerre du somnambulisme,
Paris, Synthélabo.
Note: cet article est paru dans "Le Prétentaine"
n°.11, janvier 1999, édité par:
l'Institut de Recherches Sociologiques et Anthropologiques (IRSA)
Université Paul Valéry, Montpellier III
Route de Mende, 34199 Montpellier Cedex 5