LA HOUILLE BLANCHE

REVUE DE L'INGENIEUR HYDRAULICIEN

NOVEMBRE 1959 n°.6


 

Avec la collaboration du Professeur Cyprien LEBORGNE

 

Mes chers Amis,

  Il y a bien longtemps, - trop longtemps au gré de certains - que je n'ai eu le plaisir de vous entretenir dans le cadre de ma rubrique habituelle. Le secrétaire de la rédaction ne m'en a pas laissé le loisir, arguant des numéros spéciaux qu'il a préparés, de l'abondance des matières..., que sais-je encore Mais aujourd'hui je prends a revanche, et mes Miscellanées, à bon droit, s'étalent dans ce numéro.

  C'est tout d'abord un problème de brise-charge que je vous soumets, espérant - mais je suis certain du résultat - que vous pourrez facilement aider notre correspondant O. Theurdau à résoudre le problème qui l'a préoccupé durant son premier stage d'ingénieur.

  Ensuite, c'est une longue lettre de mon ami Lapierre-Devinous que je vous transcris toute chaude, imaginant facilement le sourire qu'il a dû arborer lorsque, se distrayant des courbes et des formules qui sont le lot habituel de ses occupations, et se plongeant dans la littérature, il a trouvé sans effort la réponse à " l'Eau... culte " que mon éminent collègue Delaunay-Delapierre m'avait envoyé en ce début d'année.

  Comme quoi il n'est pas toujours nécessaire de faire partie d'un organisme savant pour étudier les eaux, et comme quoi, - mais cela vous le savez tous, - l'hydraulique est bien au cœur de toutes les connaissances.

 

C.L.


LE BRISE-CHARGE AMBULANT

 

[...]


L'EAU... CULTE

(Réponse au problème n°88)(*)

 

  Dans une abbaye pyrénéenne, un sarcophage en pierre calcaire, reposant sur le sol par l'intermédiaire de deux blocs de marbre, et fermé par un couvercle de pierre joignant plus ou moins bien, est le siège d'un curieux phénomène : chaque jour il s'y rassemble quelques litres d'une eau pratiquement pure et semblable à l'eau distillée...

 

 

Monsieur le Professeur,

 

  S'il m'est arrivé quelquefois de pâlir longuement sur certains problèmes que vous présentiez dans votre rubrique, le hasard me permet aujourd'hui de vous fournir sans effort une réponse celui que vous avait posé M. Delaunay-Delapierre au début de l'année 1959. Et je ne résiste pas plus longtemps à la tentation de vous communiquer les renseignements que j'ai recueillis... à bonne source.

  C'est tout d'abord Prosper Mérimée qui, à l'époque Inspecteur Général des monuments historiques, nous situe par son journal le lieu du problème :

  On arrive à Arles (sur Tech) en suivant les détours d'une vallée charmante au fond de laquelle coule un torrent. L'église a été construite en 1045 ; mais la façade seule appartient au Xiè siècle... Un cloître du XIIIè, assez vaste et élégant, communique avec le collatéral gauche de l'église... A gauche de la façade, sous une espèce d'auvent, on voit un tombeau fort simple, en pierre, avec le monogramme du Christ. Il est soutenu sur quatre dés qui l'élèvent d'un pied environ. Le couvercle en dos d'âne paraît scellé sur les parois du tombeau. C'est la plus précieuse relique de l'église d'Arles et en même temps une source de revenus. Cette tombe est remplie d'une eau miraculeuse qui ne faut jamais, bien que le tombeau soit, dit-on, complètement isolé... "

 

  A quelques détails près - M. Delaunay-Delapierre a sans doute essayé de vous égarer par sa description " arrangée " des lieux - nous nous trouvons bien au pied des Pyrénées, devant le sarcophage mystérieux.

  Mais continuons à puiser aux sources et touchons du doigt l'incontestable réalité de cette cuve, absolument isolée et du sol et du mur, où il se crée littéralement une eau extrêmement pure.

  D'une brochure publiée en 1954, à Perpignan sous le titre " l'Abbaye de Sainte-Marie d'Arles-sur-Tech ", par le frère Marie-Pierre Orseolo, avec le " nihil obstat " et " l'imprimatur " officiels, nous extrayons les lignes suivantes :

  " On a retiré de l'eau représentant plus de trois fois la capacité du sarcophage en un seul jour du mois de juillet, alors, qu'au contraire, en pleine saison des pluies, la tombe restait vide. Autrefois, c'était en introduisant des linges par une petite ouverture ménagée sous le couvercle que l'on prenait le liquide, maintenant, on se sert d'un siphon. A plusieurs reprises, la sainte tombe a été ouverte, nettoyée et examinée avec soin. Des procès-verbaux ont été rédigés pour authentifier ces visites. Ils ne nous apprennent rien, sinon qu'il n'y a aucune fissure dans le marbre, pas plus que dans le mystère... "

  Voilà, Monsieur le Professeur, une citation qui corrobore encore la lettre de votre correspondant, expert hydrologue et hydrogéologue, mais aussi... bon touriste et fin lettré. Et puisqu'à vouloir essayer d'améliorer les conditions de vie de certaines contrées arides, permettez-moi de lui fournir encore, par votre intermédiaire, quelques renseignements que je viens de lire tout récemment dans une brochure de poche, dont j'ai déjà extrait les citations précédentes (1).

  " On sait que les nappes souterraines sont surtout alimentées en eau par les pluies qui s'infiltrent dans la terre. En ce qui concerne la surface du sol, c'est la vapeur d'eau de l'air, condensée, qui en entretient l'humidité, fournissant ainsi aux plantes la quantité d'eau nécessaire à leur évaporation. Dans certains cas particuliers, et si plusieurs conditions se trouvent réalisées, la fixation des molécules d'eau et la condensation de la vapeur atmosphérique par la terre peuvent prendre une intensité telle que l'on se trouve en présence de sources véritables. Ces sources se rencontrent le plus fréquemment dans des terrains poreux où circulent une grande quantité d'air sur une surface de sol relativement très développée. Ce phénomène qui consiste à fixer les particules gazeuses sur des surfaces solides est bien connu et a reçu le nom d'adsorption. Il peut s produire d'autant plus abondamment que dans la région considérée, le rayonnement est plus intense et provoque au cours de la journée de plus grandes variations de la température ; l'amplitude de ces variations amènera une condensation assez importante de la vapeur d'eau de l'atmosphère.

  " Sans doute, on nous objectera qu'il s'agit là de phénomènes naturels. Et c'est bien vrai, mais ces phénomènes sont reproductibles et le génie humain a pu s'en inspirer pour créer un moyen nouveau de produire de l'eau, ou plus exactement d'en récupérer.

  " Une communication à l'Académie d'agriculture de 1925 fait état de l'existence autrefois, en Crimée, des dispositifs condensateurs, destinés à recueillir la vapeur d'eau de l'air. Et l'on a trouvé, sur les hauteurs dominant l'ancienne ville de Théodosia, des amoncellements de pierres calcaires, dus à la main de l'homme, mesurant une trentaine de mètres de long sur vingt-cinq de large et dix de haut, réunis par des tuyaux de grès à cent quatorze fontaines, alimentant la ville de Théodosia, voici plus de deux mille ans.

  " Ayant constaté certaines analogies entre le climat de Crimée et celui de la campagne montpelliéraine, des techniciens et des savants ont tenté d'obtenir de l'eau potable dans nos régions du Midi, en captant l'humidité de l'air sur des cailloux poreux. D'après les observations de L. Chaptal, pendant une période de beau temps, présentant des courbes quotidiennes de variations de l'humidité semblables, c'est la journée la plus chaude qui fournit le plus d'eau de captation. Cette remarque recoupe bien les constatations faites à Arles : ce ne sont pas les journées pluvieuses qui apportent un maximum d'eau.

  " Ces travaux de lutte contre la sécheresse de certaines régions du Midi de la France, se résument ainsi : sous certains climats et dans des conditions assez bien déterminées, on peut recueillir l'humidité atmosphérique, grâce d'abord à l'adsorption de la vapeur d'eau de l'air, par la surface des pierres, puis à la condensation consécutive de cette humidité accumulée entre les cailloux.

  " Notons que pour obtenir un rendement satisfaisant, il faut un renouvellement d'air important, une ventilation ménagée, qui n'évapore pas l'eau à mesure qu'elle se dépose, un air plus chaud et plus humide à l'extérieur, qu'au sein de la fontaine artificielle. Il est également nécessaire de maintenir cette fontaine à une température assez basse, favorisée par le rayonnement nocturne et évitant l'échauffement d jour. Conditions, disons-le franchement, assez difficiles à réunir...

  " Savait-on autrefois instituer dans nos régions, par exemple, dans les châteaux isolés sur d'arides pitons, des fontaines atmosphériques, susceptibles de suppléer, à l'heure tragique de la soif, aux citernes taries par des sécheresses persistantes ? L'effet ainsi obtenu à la Sainte-Tombe résulterait-il de la volonté de l'homme et non du hasard ?

  " L'ingénieur Paul Basiaux, qui visita les lieux vers 1933, semble le croire. Pour lui, le sarcophage d'Arles est " un puits aérien ". Il pense que le couvercle, fixé par des agrafes de métal, scellées au plomb, ne forme pas un joint étanche, d'où la possibilité pour l'air humide de pénétrer librement. Il a questionné le Père Abbé et la dignité de la réponse aurait confondu Mérimée :

  " Quelle que soit la légende, il ne faut pas attribuer au mystère de l'alimentation les vertus curatives de l'eau. Certains prétendent que je remplace moi-même cette eau au fur et à mesure des besoins ; plusieurs contrôles et une surveillance sévère ont détrompé les incrédules. Cette condensation doit être toute naturelle et la science l'expliquera tôt ou tard. L'eau de rosée était déjà recommandée au Moyen Age, pour les maladies d'yeux, les maladies de peau, les plaies, la gravelle... Enfin, reste l'élément impondérable que viennent chercher les pèlerins et les malades, dont beaucoup ont été guéris. Ceci est du ressort de la Foi... "

  Et je conclurai avec M. Dupasquier :

  " Judicet de iis ipse lector... ", le lecteur jugera par lui-même de tout ce que nous lui avons présenté, en citant nos sources et en toute objectivité. Nous ne saurions trop l'engager à se rendre à Arles-sur-Tech pour une enquête personnelle. Scientifique pointilleux, il méditera sur le rendement singulièrement élevé de la " fontaine atmosphérique ", dont les dimensions sont bien réduites par rapport aux installations de Théodosia ou de Montpellier ; il appréciera la porosité de la pierre, il mesurera les variations de la température entre le jour et la nuit. Croyant, il participera avec émotion à ces fêtes solennelles où s'épanouit la foi catalane, " en juillet quand les reliquaires d'argent parcourent la ville au milieu d'une foule bruyante, descendue des villages et des mas ". Simple touriste, il s'enchantera des " coblas " catalanes, de la " cascavellada " - danse locale en vieux costume - de la mascarade de l'Ours, vestige du Moyen Age. Antiquaire ou amateur d'épigraphie, la pittoresque cité bâtie au confluent du Tech et du Riuferrer, au fond d'un vallon verdoyant, lui découvrira généreusement, son église aux trois nefs, son cloître élégant et sobre, et ses inscriptions curieuses.

  " Dans tous les cas, il aura fait un beau voyage ".

 

LAPIERRE-DEVINOUX

 

(*) Cf. La Houille Blanche, n°.1, 1959