Le scepticisme

Thomas BENATOUÏL

Ed. Flammarion, 1997

ISBN 2-08-07-3014-2

 

au sommaire :

Les sceptiques en action
PYRRHON, TIMON, ARCESILAS ET CARNEADE, AENESIDEME, SEXTUS EMPIRICUS, MONTAIGNE, BAYLE, HUME, HEGEL, CONCHE

Les réfutations du scepticisme
ARISTOTE, PASCAL, BERKELEY, HUME, HUSSERL, HORKHEIMER, WITTGENSTEIN, APEL

Les usages du scepticisme
SEXTUS EMPIRICUS, MONTAIGNE, LA MOTHE LE VAYER, DESCARTES, PASCAL, LOCKE, KANT, HEGEL, NIETZSCHE, CAVELL

PYRRHON

Vie de Pyrrhon d'Elis rapportée par Diogène LAËRCE

Diogène Laërce, Vie, doctrine et sentences des philosophes
illustres, t. II, livre IX, 61-68, trad. R.Genaille,
GF-Flammarion, 1965, p191-193.

Diogène Laërce, compilateur des vies et doctrines des philosophes grecs, vécut probablement au début du IIIè siècle de notre ère. Plus encore que sur d'autres philosophes que nous connaissons par ailleurs, son témoignage pourtant tardif est précieux en ce qui concerne Pyrrhon d'Elis (365-270 av. J.-C.). Il mêle la biographie aux anecdotes philosophiques, l'histoire aux légendes. De vingt ans plus jeune qu'Aristote mais de trente ans plus vieux qu'Epicure et Zénon (fondateur du stoïcisme), Pyrrhon suivit Alexandre le Grand jusqu'en Inde (cf. texte n°.12) et n'a laissé aucun écrit: il apparaît comme une figure analogue à Socrate, admiré pour sa vie et inspirateur plutôt que créateur de doctrines.

 

Il fut le disciple d'Anaxarque, connu pour "l'impassibilité et le contentement dans lesquels il passait sa vie" et sa comparaison des "choses existantes avec des décors peints de théâtre et avec des ce qui nous arrive dans le sommeil ou la folie". Après lui, et, semble-t-il plus radicalement, Pyrrhon propose avant tout une éthique fondée sur la vanité de toutes choses et de toutes connaissances, issue de la plus ancienne sagesse grecque (à moins que ce ne soit des philosophes indiens ?) incarnée par Homère qu'il aimait à citer. L'indifférence (adiophoria) à la fois objective (cf. texte n°.2) et subjective le conduit à l'absence de troubles et à la sérénité. Deux traditions opposées existent cependant à propos de la conduite de Pyrrhon, comme le suggère notre texte: selon Antigone de Caryste, il était indifférent au point de n'éviter aucun danger, mais selon AEnésidème, il ne vivait pas de manière imprévoyante.

 

Plus que toutes les autres philosophies connues, c'est donc d'une vie singulière mais sans héroïsme qu'est née la doctrine qu'on a le plsu souvent déclarée invivable ! Ainsi la vie exemplaire d'un homme, nihiliste apathique ou tranquille campagnard, chef des prêtres ou familier des cochons, devint-elle le théâtre de polémiques philosophiques acharnées et séculaires.

 

Pyrrhon d'Elis était fils de Pléistarque, selon la tradition de Dioclès. Il fut d'abord, selon Apollodore (Chroniques), peintre et élève de Bryson, fils de Stilpon (cf. Alexandros, Successions), puis il accompagna partout Anaxarque, au point de le suivre chez les gymnosophistes de l'Inde et les mages, d'où il a tiré sa philosophie si remarquable, introduisant l'idée de l'incompréhensibilité et de la suspension du jugement, comme nous l'apprend Ascanios d'Abdère. Il soutenait qu'il n'y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste, que rien n'existe réellement et d'une façon vraie, mais qu'en toute chose les hommes se gouvernent selon la coutume et la loi. Car une chose n'est pas plus ceci ou cela. Sa vie justifiait ses théories. Il n'évitait rien, ne se gardait de rien, supportait tout, au besoin d'être heurté par un char, de tomber dans un trou, d'être modu par des chiens, d'une façon générale ne se fiant en rien à ses sens. Toutefois, il était protégé par ses gens qui l'accompagnaient (cf. Antigone de Caryste), AEnésidème rapporte qu'il philosophait selon les principes de la suspension du jugement, sans toutefois agir avec imprudence dans la vie quotidienne. Il a vécu environ quatre-vingt-dix ans. Antigone et Caryste (Sur Pyrrhon) dit de lui qu'au début il était inconnu, et pauvre et peintre, et qu'on a conservé de lui, dans un gymnase d'Elis, un tableau de faible intérêt représentant des porteurs de flambeaux. Il quitta les hommes et alla vivre dans la solitude, se montrant rarement aux gens de sa maison. Il faisait cela pour avoir entendu un Hindou faire reproche à Anaxarque en lui disant que celui-là ne pouvait pas rendre quelqu'un homme de bien, qui fréquentait lui-même la cour des rois. Il gardait constamment la même manière d'être, en sorte que si on le quittait au milieu d'un entretien, il continuait son discours pour lui seul, alors qu'il était d'humeur changeante en sa jeunesse. Il voyageait souvent, nous dit le même auteur, et sans en rien dire d'avance à personne, et il ne disait pas davantage où il allait. Un jour où Anaxarque était tombé dans une mare, Pyrrhon passa à côté de lui sans lui porter secours. Des gens le lui reprochèrent, mais seul Anaxarque le loua d'être réellement indifférent et sans passions. Un jour, on le surprit se parlant à lui-même et on lui en demanda la raison: il répondit qu'il cherchait le moyen d'être homme de bien. Dans ses entretiens, personne ne le méprisait, parce qu'il parlait de façon abondante, et en réponse aux questions posées. C'est pourquoi Nausiphane encore tout jeune fut séduit par lui. Ce Nausiphane avait coutume de dire qu'il fallait régler sa conduite sur celle de Pyrrhon, mais ses discours sur les siens, et encore qu'Epicure admirait la conversation de Pyrrhon et demandait continuellement de ses nouvelles. Il fut si estimé dans son pays qu'on le nomma chef des prêtres, et qu'à cause de lui on accorda à tous les philosophes l'exemption d'impôts. Il a eu beaucoup d'admirateurs de sa retraite. C'est pourquoi Timon parle ainsi de lui dans son Pyrrhon et dans ses Silles :

 

Ô vieillard, ô Pyrrhon, comment et où as-tu trouvé ce moyen de sortir
De la servitude des opinions et de la vaine stupidité des sophistes,
Et comment de toutes les tromperies as-tu délié le lien
Et n'as-tu point cherché avec les autres quels vents
Soufflent sur la Grèce, d'où viennent toutes choses et où tout va ?

Il dit encore dans son poème des Images:

Mon coeur désire savoir, Pyrrhon,
Comment étant homme encore, tu vis aisément dans le calme,
Et seul entre les hommes, tu te conduis comme un dieu.

Les Athéniens l'honorèrent du droit de cité, selon Dioclès, parce qu'il avait tué Cotys de Thrace. Il vécut pieusement avec sa soeur, qui était sage-femme (cf. Eratosthène, De la Richesse et de la Pauvreté), et en ce temps, il allait au marché vendre de la volaille ou des cochons à l'occasion, et balayait sa maison et l'époussetait sans aucune honte. Il s'irrita contre sa soeur (elle s'appelait Philista), et comme on le lui reprochait, il répondit que lorsqu'il s'agissait d'une femme, il n'avait pas à montrer d'indifférence. Une autre fois, il eut très peur, parce qu'un chien se jetait sur lui, et comme on lui en faisait grief, il répondit qu'il était bien difficile de dépouiller l'homme complètement, qu'il n'en fallait pas moins combattre contre les circonstances autant qu'on le pouvait, d'abord par ses actes, sinon par la raison. On dit par ailleurs que lorsqu'on lui mit sur un ulcère des remèdes septiques, quand on lui fit des incisions, et qu'on cautérisa la plaie, il ne fronça même pas les sourcils. Timon met en évidence cette force de caractère dans ses écrits à Pyrrhon, et Philon d'Athènes, devenu un de ses intimes, dit qu'il a beaucoup cité Démocrite et Homère même, qu'il admirait fort, et dont il disait souvent le vers suivant:

 

Comme est la nature des feuilles, telle est celle des hommes.

Il l'admirait encore quand il compare les hommes à des guêpes, à des mouches, des oiseaux. Et il citait fréquemment ces deux vers:

Meurs donc, mon ami, pourquoi gémis-tu ainsi?
Patrocle aussi est mort, qui était bien meilleur que toi.

Enfin, il admirait tout ce qu'Homère a écrit concernant la faiblesse, les vaines agitations et les occupations puériles des hommes.

 

Posidonius raconte sur lui l'histoire suivante: il était sur la mer; ses compagnons de voyage étaient affligés par la tempête; lui seul, bien tranquille, gardait son âme forte, et montrant dans le navire un petit cochon qui mangeait, il dit que le sage devait garder cette indifférence.

 

TIMON

L'indifférence des choses selon Pyrrhon

Cité par Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 18,
trad.modifiée de M. Conche, in Pyrrhon ou
l'apparence, PUF, 1994, p. 59-60.

Timon de Phlionte (325-235 env. av. J.-C.) est le principal disciple connu de Pyrrhon. Auteur de nombreuses pièces de théâtre, il est aussi l'auteur des Silles (i. e. les "satires") "dans lesquels, en bon Sceptique, il injurie et raille les dogmatiques, sous la forme de la parodie" (Diogène Laërce).On cite souvent de lui ces deux fragments qui semblent résumer le pyrrhonisme: "Timon, dans son Pyrrhon, écrit qu'il n'est jamais sorti de sa pratique commune. Et dans les Images, il parle ainsi: "Mais l'apparence (to phainomenon) l'emporte sur tout, partout où elle se présente." Et dans son livre Des Sensations, il écrit: "Que le miel soit doux je ne l'affirme pas mais qu'il paraisse doux, j'en conviens" (Diogène Laërce, Vie..., IX, p.207). Ces affirmations semblent faire du scepticisme de Timon un phénoménisme fondé sur la distinction des choses et de leurs apparences subjectives.

 

Pourtant, le texte qui suit donne une image différente du pyrrhonisme. Ce texte est un extrait de la Préparation évangélique d'Eusèbe de Césarée (264-340), évêque et théologien, qui y cite le De La philosophie d'Aristoclès de Messène: philosophe aristotélicien du Ier siècle de notre ère, celui-ci évoque le pyrrhonisme pour le critiquer, citant lui-même Timon de Phlionte qui expose la philosophie de Pyrrhon. De troisième main, ce texte est cependant considéré par les historiens comme capital puisqu'il cite la plus ancienne définition du pyrrhonisme dont nous disposions.

 

C'est d'abord un souci éthique ("être heureux") qui est au principe du pyrrhonisme et à son terme ("l'ataraxie" ou absence de troubles). Mais, au lieu d'attribuer notre incapacité à connaître les choses à la faiblesse de nos facultés, Pyrrhon affirmerait que ce sont les choses elles-mêmes, et non leurs apparences, qui sont indéterminées. Il y aurait là une mise en cause radicale de toute distinction, mesure, stabilité ou identité des choses, comme une réponse à l'inscription du principe de non-contradiction dans les choses mêmes par Aristote (texte n°.13), une thèse métaphsyique et non une simple relativisation de nos perceptions. Dès lors, le discours pyrrhonien se consacre, par-delà le vrai et le faux qui n'ont plus aucun sens, à épeler cette non-distinction, au moyen de la formule "pas plus" et de l'aphasie, à savoir du mutisme ou plutôt du refus d'utiliser le langage pour affirmer quelque chose.

 

Notons que, hésitant à attribuer à Pyrrhon ce que Marcel Conche nomme un "nihilisme ontologique" (texte n°.12), certains commentateurs suggèrent qu'il faut plutôt comprendre que la cause et non la conséquence de l'indétermination des choses est l'impuissance de nos sensations et de nos opinions, considérées comme des "choses" par Timon qui orienterait ainsi le pyrrhonnisme vers une critique de la connaissance.

 

Il est nécessaire, avant tout, de faire porter l'examen sur notre pouvoir de connaissance, car si la nature ne nous a pas faits capables de connaître, il n'y a plus à poursuivre l'examen de quelque autre chose que ce soit. Il y a eu, effectivement, autrefois des philosophes pour émettre une telle assertion, et Aristote les a réfutés. Pyrrhon d'Elis aussi soutint en maître cette thèse. Il est vrai qu'il n'a laissé aucun écrit, mais Timon, son disciple, dit que celui qui veut être heureux a trois points à considérer: d'abord, quelle est la nature des choses? Ensuite, dans quelle disposition devons-nous être à leur égard? Enfin, qu'est-ce qui en résultera pour ceux qui sont dans cette disposition? Les choses, dit-il, il [Pyrrhon] les montre également indifférentes, immesurables, indécidables. C'est pourquoi ni nos sensations, ni nos opinions ne peuvent ni dire vrai ni se tromper. Par suite, il ne faut pas leur accorder la moindre confiance mais être sans opinion (adoxastous), sans inclination, inébranlable, en disant de chaque chose qu'elle n'est pas plus qu'elle n'est pas, ou qu'elle est et n'est pas, ou qu'elle n'est ni n'est pas. Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions, ce qui en résultera, dit Timon, c'est d'abord l'aphasie, puis l'ataraxie, et dit AEnésidème, le plaisir.

 
Le scepticisme, Thomas Bénatouïl, ed. Flammarion, pp 45-50

 

 

voir aussi : PYRRHON (Isolés et Sceptiques)